POINT DE VUE


Pour sa quatrième exposition personnelle à la galerie, l’artiste britannique Jonathan Huxley dissèque les plaisirs et dérives des comportements humains. A la manière d’un entomologiste il observe les instants volés de la vie en société : un éclat de rire, une foule frénétique lors d’un concert au Royal Albert Hall, un danseur, une strip-teaseuse ou un cocaïnomane… Avec cet ensemble constitué de vastes huiles sur toile, de très petits fusains sur bois et de sculptures en terre cuite, il interroge notre monde où chacun, devenu anonyme, devient insaisissable.

Des scènes de la vie ordinaire qui ne sont pas sans traduire un certain malaise de notre société. Ce que Jonathan Huxley appelle la superficialité du genre humain.

Alors, qui sommes-nous véritablement sous la couche protectrice des apparences ? En cette année 2022, il nous semble de nouveau loisible d’agir comme nous le faisions auparavant : assister à des manifestations culturelles et célébrer les plaisirs simples de la vie. Tous ces faits et gestes semblent nous procurer une forme de jouissance, sinon d’épanouissement et nous convainquent que la vie a de nouveau un sens. Les œuvres de Jonathan Huxley interrogent les fracas de notre société afin de tenter de mieux les comprendre. Ces légers tremblements qui, dans leurs interstices, laissent filtrer le beau, le fragile, le vivant.

A l’occasion de son vernissage, l’artiste réalisera une performance de dessin au fusain et pastel sur le mur extérieur de la galerie à partir de 19h. Cette performance s’inscrit dans la lignée de celles réalisée à Trafalgar Square et sur le parvis du Centre Pompidou en 2015.

Paris, avril 2022


ARTIST STATEMENT


Conference University of Huelva (Spain) – 2010

« Avant tout je voudrais vous expliquer pourquoi un artiste britannique inconnu de la plupart d’entre vous se retrouve ici, pour collaborer avec Juanma Romero, poète reconnu et jouissant d’une certaine notoriété en Espagne.
Il y a huit ans, je suis venu vivre à Séville durant toute une année et j’y ai installé mon atelier.
Tout le monde en Angleterre me disait à quel point j’étais chanceux de travailler dans un lieu aussi chaud et ensoleillé, et combien la lumière serait formidable pour mon travail.
Durant les premiers mois j’ai travaillé d’une manière « conventionnelle », comme n’importe quel autre peintre. J’ai tendu de grandes toiles, acheté beaucoup de peinture et travaillé tous les jours avec le soleil qui baignait mon atelier. Or, petit à petit, il faisait de plus en plus chaud…
Comme vous pouvez le voir, je suis très clair de peau et un problème aux yeux qui me rend extrêmement sensible à la lumière. Disons que je ne suis pas un fan de soleil. A partir du mois de juin je ne pouvais presque plus sortir de chez moi. Il faisait 40° dehors et « l’incroyable lumière picturale de Séville » m’aveuglait. Comment pouvais-je travailler dans de telles conditions?
Dans mon travail j’utilise plusieurs médiums, dont la lumière ultraviolet. J’ai fait plusieurs peintures et installations fluorescentes pour des clubs à Londres et à New York – œuvres exécutées dans le noir et destinées à être vues dans le noir.
C’était la solution: j’ai donc mis mes lunettes de soleil et suis allé acheter des lumières ultraviolets et de la peinture fluorescente. De retour à la maison, j’ai fermé les rideaux et j’ai passé cet été-là à travailler dans le noir.
« Quel gâchis », vous pourriez raisonnablement penser, mais nécessité est mère des inventions, en transformant mes jours en nuit, je crois avoir eu certaines de mes meilleurs idées.
Mon travail semble toujours tourner autour de l’idée de la mémoire et surtout l’absence de mémoire. Je sais que le temps a altéré et brouillé beaucoup de mes souvenirs ; c’est pourquoi j’ai tendance à spéculer sur ces bribes de souvenirs pour à la fin – recréer une autre histoire.
C’est comme si travailler dans le noir avait distillé mes souvenirs.
Travailler sans aucun stimuli visuel autre que la monotonie de la lumière violette, un feutre à la main, était proche de la méditation silencieuse. Les plus infimes souvenirs visuels se mirent à envahir mon esprit.
J’ai donc commencé à les dessiner avec un stylo noir sur papier blanc brillant. Je ne réfléchissais pas à ce que je faisais. Je laisser filer un peu à la manière de l’écriture automatique. Des dizaines, des centaines de petits morceaux de souvenirs étaient éparpillés sur le sol de mon atelier.
C’est à peu près à ce moment-là que j’ai fait la connaissance de Juanma.
Ma femme et moi préparions une fête à la maison, où j’avais mon atelier, et j’ai commencé à suspendre ces œuvres aux lampes ultraviolets du plafond.
Je me souviens de notre discussion avec Juanma essayant mutuellement de nous comprendre, moi avec mon espagnol épouvantable et lui avec son anglais encore pire. Le même phénomène se produisit lorsque j’ai découvert ses textes, je n’ai compris que des fragments, mais tellement précieux.
Je me rappelle regarder mes dessins, blancs, minuscules, flottant dans l’obscurité, agités par le souffle des énormes ventilateurs branchés en permanence en raison de l’absence de climatisation. Ils surgissaient et disparaissaient aussitôt dans le noir.
C’était le début d’un travail sur la mémoire que je poursuis encore et qui ne sera probablement jamais achevé.
Je l’ai intitulé A boy’sown story.
Par contraste avec le travail je viens de décrire, certaines de mes peintures impliquent l’utilisation répétitive de formes indéterminées souvent vues d’en haut ou en perspective aérienne, pour reprendre une terminologie architecturale.
C’est une série que j’ai commencée en 1998. Et malgré leurs infimes variations, c’est un travail que je développe encore.
Ces peintures que je nomme Figurescapes sont l’antithèse de A boy’sown story. Avec elles, je vise la peinture pour la peinture.
La figure est le seul motif, dont l’unique raison d’être est son caractère familier pour moi. J’aimerais infiniment posséder un vocabulaire aussi puissant que celui d’artistes comme Jackson Pollock, Jean Dubuffet, Piet Mondrian ou Joan Miro. Ce sont des peintres que j’admire vraiment ; tous ont entrepris un long apprentissage du motif figuratif avant de parvenir à leur propre abstraction des réalités humaines et naturelles.
C’est une étape que je vise dans ma propre pratique. En attendant ces Figurescapes me fournissent, du fait de la répétition quasi arbitraire de la même image, une sorte de méditation. Ce que je recherche par, c’est établir une représentation de l’image la plus puissante qui soit – la figure humaine. J’ai désormais la maitrise de cette représentation et je m’éloigne de la simple construction de l’image pour m’attacher à des préoccupations plus objectives telles que la composition, la théorie de la couleur ou, pour être moins aride, le rythme et l’humeur.
J’ai probablement produit plus de 200 œuvres dans cette série mais je me réconforte en pensant à Mondrian qui a peint des arbres pendant trente ans pour parvenir à son minimaliste et ses ultimes travaux.
Sur un plan plus personnel, ces œuvres formelles m’ont fournit un antidote à la mémoire. Quand je ne veux plus me rappeler de quoi que ce soit et ne veux exister que dans le présent, les Figurescapes sont des refuges du passé.
[…]
Quand Juanma m’a demandé de créer la couverture pour une de ses éditions, j’ai été très flatté. Vous verrez ici des œuvres qui sont des débuts d’histoires ou des narrations ambiguës. Elles sont pour moi au plus près d’une certaine poésie.
Je voudrais vous faire la description d’un petit tableau, Park, avec lequel je viens de gagner un prix en Angleterre.
Park est issu d’une série d’aquarelles intitulée Small change, en hommage à un album de Tom Waits. J’aime beaucoup les chansons de Tom Waits. Elles sont laconiques, sinistres, parfois sentimentales, toujours des représentations fantaisistes de fous et de marginaux. Des clowns ivres hurlant à l’aube ou jouant dans la circulation. Ces personnages ne sont pas forcément des gens « réels » mais juste des spectres obscurs qui nous apparaissent les jours d’insomnie. C’est ce que je tente d’exprimer – parfois.
Je pense que, comme la plupart des artistes, Juanma et moi-même cherchons à appréhender les choses que nous ne comprenons pas et je suis très heureux d’avancer avec lui sur un chemin si … futile. »

Jonathan Huxley