CHRONOPHOBIA

Imaginez que vous êtes tellement préoccupés par le passage du temps et l’inexorable destin fatal de votre existence, au point d’en être obnubilés, obsédés, voire terrifiés !
Que feriez-vous alors de votre présent, de vos souvenirs, du temps passé avec vos amis ou votre famille ? Quels substituts cathartiques imagineriez-vous pour contrebalancer cette peur du temps qui passe, cette chronophobie comme l’appelle la littérature médicale ?
Je ne suis pas assez qualifié pour affirmer qu’Anaïs Prouzet souffre de chronophobie mais je commence à connaître et à comprendre assez bien son travail artistique pour certifier que celui-ci est hanté par la notion de disparition du temps et de tout ce qui s’ensuit de dramatique. Si certains travaux artistiques se construisent dans l’absence (perte d’un proche, absence d’un parent…), celui d’Anaïs se fait dans la présence. La présence de ses proches, si importante que leur absence serait insupportable. Mais cette absence n’est pas encore arrivée. Ce n’est donc pas un travail de la perte, mais un travail de la préfiguration, d’anticipation. Dans l’optique que ses toiles et ses moments de joie lui survivent, Anaïs Prouzet peint à l’huile en attachant une grande importance aux matériaux utilisés et au respect des temps de séchage entre deux couches. Si une couche de peinture est passée trop vite sur une autre, la peinture craquèle, se désagrège et c’est un souvenir qui s’efface, qui disparaît. Anaïs peint sa famille, ses proches, ses amis, afin de figer un moment et une émotion trop fugaces. Dans une tradition assez classique, elle peint pour fixer sur la toile des personnes et des moments qui lui survivront. Ses peintures où elle enlace sa famille ou ses amis sont des façons de se donner du temps en plus, de faire perdurer ce souvenir. Sur ses toiles, on voit une myriade de personnes (certaines reconnaissables d’une toile à une autre comme son mari ou son frère) quasiment tout le temps avec les yeux fermés et dans des positions d’attente ou de recueillement, entre tristesse et/ou passivité. Un personnage féminin se tient la tête devant des gâteaux d’anniversaire. Est-ce qu’elle pleure, est-ce qu’elle fait un voeu ? Est-elle terrorisée face à ce symbole des années qui passent ?
La maternité, la catastrophe écologique, la mort, la perte des êtres aimés, la fuite du temps et des moments de joie… Le travail d’Anaïs Prouzet est traversé par ces préoccupations. La question de la bonne conduite (cf. le titre Mériter son ciel), de la bonne action, est aussi importante. Il ne s’agit pas tant ici d’une question morale que d’une question éthique. Dans une période politiquement et économiquement complexe, écologiquement angoissante et sanitairement désarmante, comment bien se comporter ? Qu’est-ce qu’être une bonne personne aujourd’hui alors que des injonctions parfois complètement contradictoires nous parviennent de toutes parts ? Anaïs Prouzet se pose les questions de sa génération et probablement celles de toutes les générations à venir. En cela, sa peinture est résolument contemporaine. Elle utilise des techniques de peinture réalistes, certes ancestrales, mais au service de préoccupations d’aujourd’hui. C’est pourquoi sa peinture est universelle et non la simple transposition artistique d’un album de famille et de névroses personnelles. Il s’agit ici d’inventer un nouveau récit en phase avec les paradigmes de l’époque, et si possible d’influencer la suite de ce récit, de ne plus être juste spectateur. Autre signe d’une époque, la référence au rappeur français Orelsan, que l’on perçoit à travers des détails ou dans un portrait. Certains artistes/chanteurs/musiciens sont en effet désormais tellement présents dans nos vies que parfois, ils nous sont particulièrement proches, presque familiers.
Dans cet univers peuplé de personnages divers, rien n’est embelli, il n’y a pas d’esthétisation du monde, juste la réalité dans tout ce qu’elle a de plus cru. Mais cette réalité est tout de même mise à l’épreuve par le cadrage et la réalisation en découpage des tableaux. En effet, dans beaucoup de ses travaux, Anaïs Prouzet procède à un morcellement des scènes ou à un floutage. Dans la série de dessins au fusain Maxima où l’on voit deux personnes s’embrasser, la scène apparaît comme dans le reflet d’un miroir embué de salle de bain. Certaines zones sont floues, cachées par la buée et d’autres très nettes, comme si une main était venue frotter la surface d’un miroir après une douche chaude. Dans des travaux d’une série antérieure, on pouvait même lire, ou deviner des mots écrits avec un doigt dans cette buée, comme ceux que se laissent les amoureux entre deux bains. Pas étonnant que la buée, phénomène physique extrêmement fugace et fragile, intéresse l’artiste. La buée cache et dévoile les choses, mais elle recouvre surtout la réalité d’un voile vaporeux et suspend le temps. Lorsqu’elle dévoile les bouches et les mains d’un couple qui s’embrasse, on passe ici d’un phénomène optique à un phénomène poétique. C’est une mise au point, dans le sens de «mettons les choses au point une bonne fois pour toutes» : l’amour est ici l’essentiel ! Le reste est superflu (superflou ?). Dans les peintures de l’artiste, pas de flou, mais on assiste à un morcèlement des scènes. Sur la même toile, on peut deviner plusieurs parties, plusieurs narrations qui disposées côte à côte compose un scénario global. Cette division de la toile se fait par bandes (horizontales ou verticales) ou par des formes indistinctes, plus organiques. Les personnages semblent donc dans différents espaces distincts mais pourtant quelque-chose finit toujours par les relier. Ces divisions ne sont pas parfaites et un personnage peut dépasser d’une zone sur l’autre. Malgré le fait qu’ils soient séparés, ils sont tous réunis sur la même toile et se complètent. Comme pour mieux nous dire que dans notre individualité, nous ne sommes finalement rien sans les autres. Dans Dites-moi ce que je ne veux pas savoir, l’attitude apaisée, presque solaire du personnage central contraste avec le regard circonspect de celui de droite et avec l’introspection de celui de gauche.

Quand la scène n’est pas morcelée, on peut voir apparaître le personnage plusieurs fois, sous plusieurs angles comme si celui-ci était prêt à discuter avec lui-même, à se poser des questions. Cette technique peut nous rappeler les débuts de la photographie et notamment les superpositions d’expositions sur la même pellicule qui montre à diverses reprises le même personnage sur la même image. La peinture d’Anaïs Prouzet est de toutes façons remplie de références à l’histoire de l’art (notamment à l’histoire de la peinture) et à l’histoire culturelle tout court. On peut retrouver dans ses toiles des pieds extraits de L’amour victorieux peint par le Caravage vers 1601 ou un autre provenant de La naissance de Vénus réalisé par Botticelli vers 1484. Ces pieds «historiques» se mélangent à d’autres de notre époque (je ne peux pas m’empêcher d’analyser la présence nombreuse et l’importance signifiante des pieds dans l’oeuvre d’Anaïs Prouzet comme un rapport à la réalité. Les pieds sont ce qui nous relie au sol, à la terre. Représenter des pieds, c’est avoir «les pieds sur terre», c’est ne pas se voiler la face ou fuir ses responsabilités). On peut aussi deviner des références à Dali et Gala sans oublier des tonalités venues de l’impressionnisme ou des cadrages inspirés de la Renaissance. Les titres ont aussi une grande importance et peuvent orienter le spectateur vers ce qui a conduit l’artiste à réaliser l’oeuvre. On retrouve des vers tirés de chansons (de rap notamment) et des aphorismes tirant presque vers le Haïku. On devine ici aussi l’importance de la littérature ou tout du moins du sens des mots. Les œuvres d’Anaïs Prouzet sont bavardes dans le sens où elles sont remplies de détails et de références.
En plus des références, directes ou indirectes à l’histoire de l’art, on pourrait presque « pousser » en disant que la peinture d’Anaïs s’inscrit dans une filiation évidente avec la tradition picturale des «Memento Mori». Cette locution latine, qui signifie «souviens toi que tu meurs» ou «souviens toi que tu vas mourir», exprime la vanité de la vie terrestre. Cette vision de la condition humaine a donné lieu, à travers les époques, à de nombreuses représentations artistiques. Au XVIIe siècle, un style de nature morte appelé Vanitas (vanités) va pousser la mode du Memento Mori à son apogée. Dans ces œuvres, des symboles de mortalité (crânes, squelette…) sont mis en opposition à des symboles de beauté ou du temps qui passe (fleurs qui fanent, roue qui tourne, sablier…) afin de mieux nous rappeler notre inéluctable destin funèbre. Mais l’art de mourir est en fait un art de vivre. Ces œuvres nous incitent à profiter de la vie et à finalement se concentrer sur l’essentiel pour oublier le superflu. Et c’est bien à cela que nous invite Anaïs Prouzet à travers ses réflexions sur la famille, les amis, le temps qui passe, les disparitions à venir. Elle se situe ainsi au bout d’une longue lignée artistique qui nous incite à vivre et à savourer chaque moment pour ne pas avoir de regrets.
Ceci étant dit, on peut difficilement être tourmenté par le temps qui passe, en faire le centre de son travail et ne pas être sujet à la mélancolie. Mais, depuis le spleen baudelairien, jusqu’à un traitement très contemporain de la dépression, la mélancolie est une émotion dont la portée poétique et esthétique n’a cessé d’être explorée. Il existe d’ailleurs une véritable beauté du spleen et de la mélancolie. Une sorte de ralentissement des choses, un ravissement de l’inéluctable. Je suis bien désolé d’avoir traité coup sur coup Anaïs Prouzet de chronophobique puis de mélancolique, dans un élan médical qui confine à la psychologie de comptoir. J’aimerais d’ailleurs pouvoir dire qu’il faut séparer la femme de l’artiste, mais en l’occurrence, ce n’est pas le cas. Le travail d’Anaïs est intimement lié à sa vision du monde et des choses. Les nombreux autoportraits qu’elle réalise et les oeuvres où elle se met en scène avec d’autres personnes nous le confirment. On sait depuis l’Antiquité qu’un autoportrait n’est jamais que la symbolisation de ce que l’artiste veut bien que l’on pense de lui. C’est une mise en scène, une représentation. Les autoportraits d’Anaïs semblent au contraire étonnamment francs et fidèles. Notre époque, propice aux selfies et à la mise en scène perpétuelle de soi-même sur les réseaux sociaux, favorise une société de la représentation symbolique où l’instantané est de mise. Un selfie est remplacé dans la seconde par un autre dans le fil d’actualité de nos téléphones, tout comme une pensée et une émotion sont balayées en quelque instants dans le fil d’actualité de nos pensées sursollicitées. Ce n’est pas rien, suite à ce constat, de se dire qu’Anaïs Prouzet travaille pour l’éternité, afin que dans ses toiles, ses pensées, ses proches, son amour lui survivent.

Alexandre Roccuzzo, Historien de l’art
Montluçon, octobre 2023


POINT DE VUE


Contre temps – 2022

Dans ses dessins, Anaïs Prouzet s’attache à retranscrire des expériences de vie qu’elle transcende à travers sa pratique du portrait : son cercle le plus proche est son inspiration la plus immédiate. Derrière ces protagonistes de l’intime, on devine une forme de mélancolie confrontée à une vision presque allusive de l’amour, de la mort et du bonheur. Bien plus que l’incarnation d’un souvenir ou d’un travail mémoriel, Anaïs Prouzet tend à immortaliser le présent par tous les moyens : ces visages et ces corps, dessinés au fusain apparaissent comme des témoins de vie et font surgir la beauté du vivant sans chercher à idéaliser la réalité. L’artiste commente à ce propos et nous dit : “ Mon principal défi se trouve directement dans les sujets que je choisis de représenter. Il s’agit de les rendre aussi forts et importants qu’ils le sont dans la vie. Sans idéaliser une réalité qui peut sembler ordinaire, c’est un besoin absolu d’illuminer et de figer ces temps de vie partagés avec les êtres aimés bien loin d’être ordinaires. »

En effet, la démarche artistique d’Anaïs Prouzet conteste la notion « d’éternel » et affirme que bonheur et mélancolie vont finalement de pair.


ENTRETIEN


par Catherine Robet – 2020

Catherine Robet : Dès vos premiers dessins, où vous vous représentiez enfant, vous avez volontairement cherché à associer le spectateur comme témoin des scènes particulièrement fortes que vous dessiniez. En évoquant le harcèlement par exemple, ou encore la cruauté faussement innocente, une partie de votre travail m’a rappelé celui d’artiste comme Jérôme Zonder. Qu’en pensez-vous ?

Anaïs Prouzet : J’ai découvert le travail de Jérôme Zonder durant mes études aux Beaux-Arts. J’ai tout de suite été attirée par son trait graphique mais surtout par ses sujets qui sous certains aspects faisaient échos à mes souvenirs d’adolescence. Le monde impitoyable des enfants et adolescents qui m’a value de devenir la personne que je suis aujourd’hui, très sensible, solitaire, méfiante… De manière naturelle, sans y avoir trop réfléchi à l’époque, mes souvenirs d’adolescence ont été mon moteur exclusif de création quand j’ai commencé à dessiner : des scènes entre réalité et fiction, très chargées, fourmillantes de détails avec des allusions à ceux et surtout celles qui m’avaient fait beaucoup de mal. Une pratique du dessin comme un exutoire mais sans aucune colère. Les différents traits graphiques de Zonder, à la fois dessins empruntés au trait d’un enfant et ceux très réalistes et mâtures d’un adulte, me rappelaient à quel point les enfants usent des gestes des adultes sans vraiment les maîtriser mais en sachant parfaitement ce que cela peut provoquer.
C’est sur ce parallèle que j’ai commencé à imaginer les scènes de mes dessins.

Catherine Robet : Entre le grand dessin « Frappe, tue la frappe, fends la en deux » de 2018 et vos deux portraits de trois-quarts de 2019, qui sont comme un souvenir de portrait (et qui personnellement m’évoque fortement la figure du personnage d’Agathe dans le livre d’André Dhôtel « La route inconnue »), il me semble voir un changement d’approche. À quoi correspond cette évolution ?

Anaïs Prouzet : Fin 2018, une galeriste m’a interpellé sur mon travail de l’époque qui était exclusivement orienté autour de mes souvenirs d’enfance, où l’on y voyait à répétition des petites filles portant mon visage se faire du mal. Son point de vue tranché m’a laissé à la fois confuse mais aussi stupéfaite. Cette conversation m’a fait prendre le recul dont j’avais besoin sur mon travail. Ces deux dessins dont vous parlez sont les deux premiers que j’ai fait à la suite de cette rencontre. Je ne voyais plus l’importance d’utiliser à ce point mon visage pour incarner les victimes et les bourreaux dans mes dessins. A partir de ce jour, j’ai commencé à montrer celle que je suis aujourd’hui à la fois dans l’ombre et dans la lumière, avec quand même un léger regard tourné vers le passé, un tout petit, car je n’oublie rien.

Catherine Robet : Lorsque vous m’avez parlé de votre travail, vous avez notamment cité une phrase de Francis Bacon : « La force doit être congelé dans le sujet ». Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?

Anaïs Prouzet : J’aime beaucoup cette phrase car elle représente exactement ce qui est le plus important pour moi aujourd’hui. Je dessine et je peins mes êtres chers, l’homme que j’aime, ma maman, mon petit frère et mes amis. On me dit souvent que la seule chose qui perdure une fois que l’on est parti c’est l’art. Cette force, cet amour que je leur porte doit absolument subsister dans le dessin ou la peinture qui les représente, sinon à quoi bon.

Catherine Robet : Pourquoi et comment , l’année dernière, alors que votre outil de prédilection était le fusain, la mine de plomb ou tout simplement le crayon, la peinture a-t-elle fait irruption dans votre travail ?

Anaïs Prouzet : La peinture m’a toujours fascinée mais il s’agissait pour moi d’un médium complexe. Je pensais que des bases du dessin étaient indispensables et je n’avais pas encore assez dessiné ! Après mes études, c’est un voyage en Italie mais surtout ma rencontre avec « L’amour vainqueur » du Caravage à la Gemäldegalerie de Berlin qui est venue enflammer mon désir de peindre. C’est à ce moment-là que j’ai contacté Axel Pahlavi, un immense peintre dont je suivais le travail depuis 2013. Je l’ai rencontré fin 2018 dans son atelier berlinois. Une belle rencontre qui m’a amenée à découvrir la peinture l’année suivante auprès de lui et de sa femme Florence Obrecht dont le travail est tout aussi remarquable. En vivant cette transmission, ce temps suspendu, je me suis sentie chanceuse de peindre chaque jour durant des heures dans leur atelier. Cette technique m’était inconnue mais pourtant, cet outil m’était familier comme si je l’avais déjà pratiqué dans mes pensées. Peindre a été comme un électrochoc, quelque chose de viscéral qui prend aux tripes. C’est depuis cette expérience à Berlin que mon travail s’est décalé vers des sujets différents et que la couleur a révélé tous les possibles que je n’obtiens pas en dessin même si j’aime passer de l’un à l’autre.