POINT DE VUE
Comme le disait Guillaume Apollinaire : « Il est grand temps de rallumer les étoiles. »
« MERCI », la seconde exposition personnelle de Fabien Chalon à la galerie Olivier Waltman propose de réenchanter nos désirs en nous tournant vers notre essentiel ; vers ce qui ne pourra jamais nous être volé : le vent, l’eau, la terre, le ciel, le temps, l’horizon, ou l’art d’imaginer.
Nous sommes des êtres à l’humanisme fragile et l’art reste à l’évidence la voie la plus douce pour arpenter ensemble le chemin de nos vies.
Ce nouvel ensemble de néons et d’installations mécaniques présenté à la galerie à partir du 27 janvier 2024 est à l’image du tableau d’école intitulé Nous avons le même ciel. Le parcours des œuvres met bout à bout quelques-unes de nos expériences dans lesquelles nous retrouvons notre enfance, la danse, les rêves, le silence ou l’espoir.
Les œuvres de Fabien Chalon s’inscrivent dans une démarche de réflexion sur le rapport de l’homme à l’espace et des conséquences à la fois philosophiques et métaphysiques de la perception de chacun sur l’instant vécu.
Qualifiées de « sculptures-événements », les néons et les installations de l’artiste sont constamment en prise avec le mouvement et tiennent à stimuler l’imaginaire du
regardeur.
Le mot MERCI choisi pour le titre de cette exposition, est également le mot le plus humain de notre vocabulaire : il est souvent un moyen puissant d’admettre avec humilité notre impuissance à dire face à l’immensité de la beauté. Le prononcer ou le penser c’est aussi révéler notre pouvoir d’accéder aux sentiments mystérieux qui, par leurs grandeurs, nous apparaissent toujours tels des mystères cachés de notre réalité.
Les œuvres de Fabien Chalon se mettent au service du détournement poétique de l’objet. Artiste de l’intime et de l’instant, elles nous amènent à des moments de disjonction, à des instants sacrés, à ce point ultime où le réel se dilue dans la surprise et l’émerveillement.
Olivier Waltman
Paris, décembre 2023
Le monde en marche
Les yeux des voyageurs devant Le Monde en Marche au beau milieu de la gare du Nord le disaient : une émotion forte et poétique émane des œuvres de Fabien.
De tant de manières et dès l’origine, le monde ferroviaire a été associé à l’Art. Les Impressionnistes ont magnifié son univers, Dali a créé des affiches pour valoriser ses destinations comme bien d’autres le firent avant lui, Arman empila montres et valises, Roger Tallon apporta son génie du design. Et tant d’autres… Fabien a apporté une autre dimension, celle du temps qu’il met en suspens.
Il sait si bien jouer de la surprise, de l’inattendu, du renouvellement. On peut voir et revoir les œuvres de Fabien sans se lasser : l’émotion est toujours là, mais changeante avec le temps qui passe. Inévitablement, on pense au mouvement, au déplacement, aux paysages qui défilent. Cette conception dynamique se met immédiatement en connexion avec l’univers ferroviaire, des machines qui roulent sur des rails et des gares qui accueillent les voyageurs.
Je l’ai ressenti en allant un jour dans son atelier qui fait irrésistiblement penser à un lieu ferroviaire, technique, loin de ce que l’on suppose être un atelier d’artiste. La magie apparaissait à travers ces « petites » machines, portées par une technique maîtrisée. L’idée est alors venue de permettre au plus grand nombre de vivre une telle expérience. Elle s’est imposée. Quelle plus belle opportunité qu’une gare ? Le pari technique d’un changement radical d’échelle était loin d’être évident : Fabien a pu travailler dans une de nos immenses halles pour élaborer et monter la sculpture.
Ce fut donc au milieu de la plus grande gare d’Europe, avec ses flux incessants, renouvelés en permanence, que Le Monde (se mit) en Marche. Œuvre populaire dans le plus beau sens du terme, elle a offert à tous, voyageurs ou utilisateurs, un moment de poésie fait d’intensité. La SNCF a été fière de le rendre possible.
Et puis, il fut nécessaire de faire la place aux travaux dans la gare, aux évolutions inévitables des espaces… On gardera longtemps le souvenir d’une boule, de lumières, de fumée blanche, de musique, d’ailes qui s’élèvent par la magie d’un homme.
Merci Fabien !
Guillaume Pepy
Président de SNCF
Paris, 2019
Viser la lune
« La création est une machine permanente et l’art du XXème siècle s’en est fait l’écho. Si machine et technologie, appartiennent d’abord au monde de l’utilité, leur apparition dans le champ artistique brouille cette approche, qu’est-ce en effet qu’une machine qui ne sert à rien ? Son rôle dans ce cas est bel et bien de déranger, elle se présente comme subversive. La machine d’art est un oxymore qui pose la question du processus de création dans ses rapports avec celui de la production, et plus précisément de la production industrielle. Une machine, en principe, ne crée pas ; elle ne peut que produire. Se trouve alors posée la question de l’opposition entre beauté et utilité. Des toiles aux formes biomécanomorphiques de certains peintres cubistes ou futuristes aux machines célibataires de Marcel Duchamp, des métamachines de Tinguely aux machines digestives Cloaca de Wim Delvoye, l’œuvre-machine, se présente en tant que dispositif autonome. Les machines mises au point par les artistes deviennent des engins improductifs, à connotation ludique ou critique ou encore onirique, des mécaniques improbables, impossibles, incompréhensibles mais inventives. C’est d’ailleurs leur inutilité qui participe du projet de subversion qu’est l’art.
En se jouant des conventions, l’artiste intervient là où on ne l’attend pas. Il s’immisce dans les rouages, les fait grincer. Il est un empêcheur de tourner en rond, un électron libre, voire un contre-pouvoir. Si la mission de l’artiste est de jouer le rôle du grain de sable qui vient perturber les engrenages de nos habitudes, nous devons attendre de lui qu’il nous bouscule, que ce qu’il nous donne à voir, lire ou entendre nous surprenne, qu’il se passe quelque chose. Fabien Chalon fait bien partie de cette famille d’artistes ingénieurs et inventeurs et ses machines représentent la transformation du monde, elles mettent l’esprit en action. Elles nous transportent dans d’autres dimensions, spatiales, sensorielles et spirituelles. Elles nous permettent de décrocher la lune. »
Isabelle de Maison Rouge
Historienne, commissaire d’exposition et critique d’art
Paris, 2019
Faire une ascension sur place
Il arrive que les découvertes scientifiques agissent comme une source d’inspiration pour les artistes. Il arrive aussi que cette influence soit réciproque.
Des jeux de miroirs, des résonances, des clins d’œil, organisent souterrainement une sorte de dialectique entre ces deux polarités de l’esprit humain que sont la science et l’art.
Il faut dire, en guise de possible explication, que les scientifiques et les artistes partent du même refuge, qui est la condition humaine, avec ses pulsions créatrices. Est-ce à dire qu’ils visent le même sommet ? Le croire relèverait d’une nostalgie naïve. Mais c’est justement parce que la science et l’art ont des ambitions séparées qu’il est intéressant d’examiner leur rapport.
Pour ce qui me concerne, j’aime lire les réalisations de Fabien Chalon comme des sortes de transpositions figuratives des « expériences de pensée » que réalisent les physiciens. Il s’agit pour lui comme pour eux, me semble-t-il, de trouver un point de vue qui permette de mieux éclairer les situations et les concepts, par exemple en provoquant l’étonnement. Rappelons-nous Einstein qui, à l’âge de seize ans, s’imagine à cheval sur une onde électromagnétique et se demande comment la lumière lui apparaitrait alors. Aussitôt, dans ce cas comme dans d’autres, la pensée réalise une sorte d’ascension sur place. Elle s’élève pour devenir interrogative.
C’est bien ce que l’œuvre de Fabien Chalon nous invite à faire : tenir le réel empirique à distance et le prolonger, en le surélevant, dans une sorte d’ailleurs qui l’éclaire.
Étienne Klein
Physicien
Paris, 2019
VRAI-MENT
Rouge ou vert ? Vrai ou ment ? Le vrai ment-il ? Mais ment-il vraiment ? Le vrai aurait une manière de se dire vraiment, et lorsqu’il la perd, il ment, mais quand on ment vraiment, c’est qu’on prend très au sérieux le mensonge ? Et comment le mensonge peut-il être sérieux lui qui dit l’écart, lui qui nie le réel ? à moins de s’y croire, et s’y croire c’est se prendre pour vrai. Un propos sur l’art ? Vrai rouge ment vert, ment rouge vrai vert, mais jamais ensemble, la césure toujours, qui fait dire aux mots des histoires drôles.
Tandis qu’Elmyr, le héros de Orson Welles dans F For Fake, est en train de peindre vraiment un faux Matisse, on lui demande « De quand ce Matisse ? », De 1936 répond-il à Ibiza dans les années 70, car il s’y connaît en histoire de l’art. Et il propose « Brûlons-le ». Il n’est pas sérieux. Il joue vraiment à faire des faux, pour montrer comment la vérité des experts signe la fin de l’art. Sa tristesse du moins. Alors il reprend le pinceau, et peint un « vrai Modigliani ». Mais c’est Orson Welles qui montre et qui monte l’interview du faussaire dans un film qui annonce à son seuil : « toute histoire est presque sûrement un mensonge, mais pas celle-ci ! Tout ce que vous verrez dans l’heure qui suit est absolument vrai ! »
La gare XIXème du début du film renvoie aux installations de Fabien Chalon : la structure est mise en avant, elle se dépouille de sa chair pour apparaître et encadrer. Elle est décor, clôture, et pourtant c’est une gare, ses lignes de fuites sont déjà tracées par les rails. Des rails, il y en a aussi dans les installations de Chalon. Et il aime les gares, y a expérimenté une œuvre d’art vivante – « Le monde en marche » – une prouesse technique qui met en scène l’inquiétante étrangeté de se précéder ou de se différer soi-même de quelques secondes. Dans un miroir écran les passants se voyaient vivre avec un léger intervalle, désynchrones, multipliés. L’un des motifs principaux de l’œuvre du plasticien est le temps. Mais le temps ne se capture pas, il se rejoue sans cesse pour différer à son tour de lui-même, il est création et profondeur, mais il est aussi mécanisme. Mort, vie, et le chemin de l’un à l’autre, de l’autre à l’un.
L’épure et la technique créent la forme, le squelette organise : car les dispositifs métalliques sont là pour qu’advienne de l’éphémère, des gens qui passent, qui s’arrêtent et se croisent, des gens qui disparaissent, des visages floues, irisés à la surface de l’eau, incertains. Dans les mécanismes du « Passage », du « Vent », d’« Elle est partie dans ses bijoux », du « Monde en marche », de « Prends le temps », et tous ces autres haïku spacialisés, peuvent se répéter à l’envi les mouvements. Pourtant toujours advient quelque chose de nouveau, un événement naît de la répétition. Parce qu’y sont accueillis le vent, le brouillard, le hasard, les éléments mis en boîte mais demeurant sauvages : miniaturisation de l’espace, cabinet de curiosité où les vanités se répondent dans un jeu théâtral tragi-comique, inquiétant comme l’horloge et son tic tac qui rythme à la fois la danse et chuchote memento mori.
Hasard, nécessité, structure apparente, et fragilité infinie des événements qui se suivent sans se répéter, répétition et différence. L’écart, le temps désossé puis revenant comme une petite musique, cyclique et soudain ouvert sur la faille, le trou noir, l’origine et la fin, voilà à quoi joue Fabien Chalon, en vrai-menteur ou en mentir-vrai, il ne triche jamais mais il crée du jeu.
Il faut appuyer sur le bouton, le théâtre du temps se met en marche, on peut l’arrêter quand on commence à avoir des vertiges, il nous laisse encore ce choix. Le choix de qui ? Du spectateur, tributaire du vrai-ment, qui se croit tout puissant sous prétexte que. Sous prétexte d’un mécanisme. Le pauvre. Il s’y croit à son tour. Alors que ce qu’il met en marche, c’est un temps chaotique bien que mesuré, un temps violent, déréglé et il neige et il pleut et il bruine, et tout à coup plus rien, la mort. Le reste n’est pas très vivant, le reste s’amuse du vivant en rejouant ce qui le règle et le contredit. Mécanisme et mémoire, la mélancolie soudain foudroie. Si ce n’est pas de la vie ça.
Mais alors qu’est-ce, vrai-ment ?
Que ce soit dans « les Disparus » ou dans « Vu des étoiles », sans cesse les visages reviennent, mais jamais tout à fait de la même manière, puis s’en retournent dans un arrière monde, ronde mélancolique ; la machinerie tourne, elle est inexorable, mais ne peut rien contre l’éphémère. Ces visages apparaissent comme un entêtement, une tristesse et nous racontent l’oubli. Ils surgissent de l’oubli où ils retournent et se montrant ils nous font apparaître l’oubli. Car l’absence, l’invisible ont leur manière d’être : le sculpteur s’emploie à les rendre manifestes. Le grincement de la machine nous prévient qu’il ne faut pas s’y fier bien qu’on puisse espérer les revoir : mais comment faire confiance à la machine ? Elle est l’opposé des visages ! Voudrait-elle se faire oublier comme au cinéma pour s’effacer dans l’image qu’elle produit ? Non, bien au contraire, elle se revendique, elle ricane, elle garde la main. Elle vrai-ment à con-fesse, elle ne ment pas, elle montre comment on fait apparaître les morts, elle nous dit : ils sont morts, oui mais ils apparaissent, et cela nous suffit. La lutte est sans fin. En apparaissant ils ont une guise d’existence.
Il y a des tombeaux et des visages errants, des christs et des blessures, la mémoire sans image des millions de corps partis en fumée, et qui viennent hanter les brouillards de Chalon.
Dans les gares les fumées des locomotives annonçaient des départs en les dissimulant. Elles brouillaient l’espace en promettant du temps.
Quel anachronisme que de s’intéresser au temps. Quel courage d’être anachronique.
En faisant place à la mort. Et de ce fait à la vie. Et entre les deux l’art.
Quel courage. Quel anachronisme. Ce mot désuet. La poésie.
Mazarine Pingeot
Philosophe et écrivaine
Paris, 2019
Où va la lumière ?
Il y a, dans l’atelier de Fabien Chalon, un néon dont les tubes forment, sur fond bleu, une série de lettres qui ondulent au-dessus d’un tapis de feuilles mortes aux bouts dorés ; ces lettres composent une petite phrase, suivie d’un point d’interrogation : « T’es où ? ». C’est la phrase qui se prononce désormais spontanément au téléphone, celle qu’on entend dans les rues, dans le métro, partout ; et l’air de rien, le néon de Fabien Chalon nous renvoie — avec peut-être une tendre dérision (mais aussi une gravité tragique) — à la simplicité de ce qui constitue notre humanité : un appel.
Car cette phrase résonne avec la parole du Créateur : dans la Genèse, Dieu s’adresse ainsi à Adam : « Où es-tu ? » lui dit-il, en l’expulsant du jardin d’Éden. « Où es-tu ? », c’est-à-dire : as-tu encore une place dans la demeure de la vérité ? Existes-tu selon l’essentiel ?
L’extraordinaire suspension mélancolique que nous ressentons face aux inventions de Fabien Chalon — que ce soient ces néons qui déchirent notre solitude ou ces petits théâtres-machines qui réparent notre mémoire — nous renvoie à l’infini de notre exil, ainsi qu’à l’immensité de notre désir.
L’art de Fabien Chalon est toujours destiné : la grande mélancolie qui anime ses machines poétiques provient d’une inquiétude qui relève moins de la mort que de la rupture de la transmission. Comment transmettre ses rêves : c’est sa question, son feu, sa patience. Sans doute la réponse réside-t-elle dans l’amour.
J’ai lu quelque part dans le Talmud que l’accomplissement d’un homme passait par trois tâches : se marier, bâtir une maison, écrire un livre. Il est possible de remplacer « écrire un livre » par « faire une oeuvre » (c’est mystiquement la même chose) ; on comprend alors à quel point l’art chez Fabien Chalon relève d’un accomplissement — d’une manière d’engager sa vie dans la justesse : bien faire est l’horizon des inquiets, c’est-à-dire des artistes.
À mes yeux, ses œuvres sont des petits temples où se joue l’essentiel : le souvenir d’une mélodie, la survie d’un visage, la mémoire d’un rêve. Et plus follement encore, c’est la matière même de nos existences que Fabien Chalon tente de remettre en vie, le temps d’une ritournelle, comme dans ces boîtes à musique qui enchantaient notre enfance.
Fabien Chalon est un inventeur — un alchimiste du XXIe siècle. Comment faire surgir l’étincelle de la matière, comment douer de vie ces éléments qui semblent contradictoires : l’eau et le feu ? C’est l’objet de son art. À sa manière d’éternel enfant et d’artisan-poète, Fabien Chalon oppose l’enchantement à l’oubli : la féérie combat toujours la mort, elle affirme la victoire de la mélodie.
Oui, où es-tu ? nous demande chacune de ses œuvres, dès lors que nous appuyons sur le bouton qui en déclenche la cérémonie. Est-ce dans ce paquebot qui fend les vagues de l’océan, où l’on entend la déchirure de l’immémorial ? Est-ce dans la fragilité de cette danseuse aux yeux bandés qui, en tournant sur elle-même, rejoue l’opus magnum de l’alchimie et transmue la matière en esprit ? Est-ce ce murmure, ces étoiles, cette main tremblée qui remue le fond de l’eau ? Ou bien ce visage de femme qui apparaît, disparaît, et nous renvoie, en miroir, la substance de nos secrets ? Est-ce dans ces boules, ces pendules, ces hélices, ces circuits où la fumée approfondit le temps, puis le disperse ?
L’œuvre de Fabien Chalon est un bain révélateur et une recherche du temps éparpillé ; elle témoigne pour ce qui s’allume, se soulève et s’envole ; elle nous dit que l’aube des neiges existe : c’est pourquoi nous l’aimons.
Yannick Haenel
Écrivain
Paris, 2019