POINTS DE VUE


 

Distant Relatives

Notre façon d’appréhender le lien familial est très singulier. À travers le proverbe « Le sang est plus épais que l’eau », on évoque des liens familiaux plus solides que les relations amicales ou amoureuses. Pourtant, une grande part de la parenté, en tant qu’expérience humaine vécue, nous échappe. Génération après génération, les liens se distendent, les souvenirs ternissent et mettent à jour la question suivante : à quel point pouvons-nous connaître ceux qui nous ont précédés ? Quelles histoires sont réellement reçues, enrichies ou inventées ? Quel est le lien véritable avec une personne que nous n’avons jamais rencontrée ?

La série en cours de Jérôme Lagarrigue, Distant Relatives, porte un regard intrigant sur ce labyrinthe de questionnements. Depuis plus de vingt ans, Jérôme Lagarrigue explore une large variété de thèmes, notamment ses représentations d’émeutes qui ont attiré l’attention du Brooklyn Museum, qui a d’ailleurs fait l’acquisition de l’une de ses œuvres ; et ce n’est que récemment qu’il a commencé à explorer ce qui est sans doute son travail le plus personnel : la famille et ses différentes compositions. Jérôme Lagarrigue s’est d’abord tourné vers sa famille proche en nous livrant de tendres portraits de sa mère, de son père ou de son fils. Avec Distant Relatives, Jérôme Lagarrigue étend sa vision. « Je tente de composer une nouvelle famille que j’ai créée à partir de rien » explique-t-il. i

Décrite par Jérôme Lagarrigue comme son œuvre la plus conceptuelle et la plus ambitieuse à ce jour, Distant Relatives étudie la notion de relation de la manière la plus exhaustive possible. Elle se compose de portraits, essentiellement de grande taille, qui, à quelques exceptions près, présentent des personnages seuls, vêtus de tenues formelles et venus d’une autre époque, d’un autre âge, telle une galerie d’ancêtres apparaissant au travers du labyrinthe de la mémoire. Savourant un sentiment d’indétermination picturale, Jérôme Lagarrigue, à travers son pinceau, dessine les traits de parents imaginés : des personnages hors du commun émergent des couches de peinture tels des spectres fantomatiques venus d’un autre temps, apparaissant dans le présent à travers un éventail kaléidoscopique de couleurs. Alors que les sujets précédemment peints par Lagarrigue étaient clairement identifiés, Lilian as younger woman par exemple, dans le cas de Distant Relatives, ils conservent leur anonymat.

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Jérôme Lagarrigue est un peintre qui s’empare de la photographie pour ce qu’elle a de puissance et d’intensité. Il l’utilise comme « un point de départ, une amie » qui l’aide à élaborer toute sa narration. Au fil de sa carrière, Jérôme Lagarrigue a été attiré par les images embrumées par l’histoire, des images qui existent dans des sphères de représentation contenues, et pourtant, dont le sens particulier et la force émotionnelle peuvent également être brouillés. Il convient de remarquer que le point de départ de Distant Relatives n’était pas la collection personnelle de vieilles photos de famille qui avait pourtant déclenché chez Jérôme Lagarrigue un intérêt tout particulier pour le thème de la famille. C’est plutôt le livre de photos intitulé The Least Wanted: A Century of American Mugshots, un recueil impressionnant de fascinants portraits d’identité judiciaire de petits délinquants, pris en noir et blanc entre les années 1870 et les années 1960.

Le fait que ces portraits d’identité judiciaire inspirent une série aussi personnelle que Distant Relatives peut sembler peu orthodoxe. Mais pour un artiste aussi sensible aux narrations cachées de la condition humaine que Jérôme Lagarrigue, ils représentaient un terreau fertile. Lorsqu’il évoque ses influences artistiques (Rembrandt, Lucian Freud et Egon Schiele, entre autres), Jérôme Lagarrigue revient presque toujours à Francis Bacon, qui, un jour, déclara : « J’ai toujours été hanté par les [photographies] ; je crois que cela a à voir avec une sorte de recul par rapport à la réalité, qui me renvoie cette même réalité de manière plus violente. » ii À l’image de Bacon, qui cherchait à créer des « images qui sont un condensé de sensation », Jérôme Lagarrigue vise à faire naître des « impressions », des œuvres picturales aussi immédiates et viscérales dans les yeux du spectateur que l’expérience subjective du monde qui les entoure.

Avec cette perspective, les portraits d’identité judiciaire ont offert à la fois à Jérôme Lagarrigue une palette de portraits instantanés de la psyché humaine à la sincérité incontestable, mais aussi une communauté de personnages semi-anonymes qu’il avait toute latitude de recomposer comme s’il s’agissait de parents éloignés. La première peinture de la série, One Day I’ll Tell You (2018), était justement inspirée de la photo d’identité judiciaire de la couverture du livre : Jérôme Lagarrigue évoque le format particulier de la photo d’identité judiciaire en mettant en exergue le buste de l’homme et en le représentant avec le même chapeau melon incliné qui projette une ombre sur son visage. Jérôme Lagarrigue transforme l’image en noir et blanc en une œuvre aux couleurs luxuriantes et saturées, peignant la chemise claire de l’homme en rouge vif et ajoutant de riches teintes brunes à sa peau blanche.

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Dans ces peintures, Jérôme Lagarrigue représente des personnages noirs, que ce soit ou non le cas dans l’imagerie originelle. La représentation de personnages noirs dans son oeuvre est, et a été, une volonté délibérée depuis ses débuts en tant que peintre fi­guratif au cours des années 1990. Lorsqu’il aborde cette volonté de représentation, il insiste notamment sur le fait que, selon lui, la question confère davantage à la notion du « pourquoi pas ? » : pourquoi refuser de dépeindre des personnages qui nous ressemblent ou qui prennent les traits de nos amis, de notre famille ? Avec Distant Relatives, il peint des personnages qu’il voit comme des parents éloignés, des gens qu’il admire et respecte. À ce propos, il ajoute que ces personnes sont également des gens que d’autres considéreraient comme proches de lui, ce qui renforce la puissance de cette série dans le contexte biographique de Jérôme Lagarrigue.

Né à Paris en 1973, Jérôme Lagarrigue est le fils d’une mère afro-américaine et d’un père français, blanc de peau. Il grandit à Paris et passe tous ses étés à New York, une enfance ainsi marquée par une double culture, au sein de deux cellules familiales distinctes (ses parents se sont séparés lorsqu’il était encore enfant). Un parfum de nuance et de fluidité sous-tend cet « être au monde », ni totalement ici, ni totalement là. Et pourtant, aux États-Unis, les Américains ne sont autorisés à revendiquer leur métissage que depuis l’an 2000. Cela souligne l’idée selon laquelle Jérôme Lagarrigue a abordé le thème de la race dans son discours uniquement pour souligner que sa notion même est fabriquée. Sa déclaration, poignante, en atteste : « Je suis Noir parce que c’est ainsi que la société me traite. » iii

Même si la photo d’identité judiciaire ne représente qu’un aspect conceptuel de Distant Relatives, elle n’en est pas moins importante dans sa façon d’aborder les modes de pensée réducteurs qui ont forgé la société dans laquelle nous vivons. En dépit de sa fonction documentaire prétendument objective (la photo d’identité judiciaire n’établit pas la commission d’un délit), il n’existe sans doute aucun autre cadre visuel qui catégorise et transforme aussi fermement une personne dans la catégorie des déviants. Le portrait d’identité judiciaire est aussi une puissante expression du profilage racial instauré par l’État. Jusqu’au milieu du xxe siècle, les personnes interpellées se voyaient refuser le droit de mentionner leur race. C’est l’officier de police qui la déterminait en s’appuyant sur des critères subjectifs et autres règles sans fondement scientifique, notamment la notion de « sang noir ». Victime ou coupable ? Noir ou blanc ? Avec Distant Relatives, Lagarrigue suggère qu’en fin de compte, tout est relatif.

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Puisant dans une profonde vulnérabilité, Jérôme Lagarrigue s’empare du geste du peintre pour remettre en question la notion trop figée et binaire du soi. L’abstraction, « et l’éloignement de la réalité », souligne Jérôme Lagarrigue, « transcende la trajectoire, comme un drone qui va toujours plus haut. » iv

Jérôme Lagarrigue est à la recherche permanente d’une certaine liberté d’exécution et c’est surtout dans ses œuvres les plus récentes qu’on le voit atteindre un degré de « lâcher prise » sans précédent. Ces œuvres sont parmi les plus abstraites qu’il ait jamais proposées. Dans de nombreux cas, comme dans Untitled (1), les arrière-plans représentent notamment des peintures abstraites qui ont leur propre existence.

En équilibre sur cette corde raide entre figuration et abstraction, il commémore et déforme simultanément son imagerie originelle à travers la peinture. Il parle de ce procédé comme un collage visuel et émotionnel, par lequel il transcende la spécificité de la source photographique originelle à travers une approche intuitive de la peinture. Coloriste passionné, Jérôme Lagarrigue considère que le principe photographique en noir et blanc lui offre la liberté d’ajouter des couleurs à la peinture.

Il y a un remarquable effet de va-et-vient dans ces toiles car il applique des coups de pinceau délibérés qui, tout à la fois, construisent et brouillent leurs traits des personnages. Tour à tour nets ou flous, les protagonistes de Distant Relatives semblent pris dans des états de flux ; ils émergent et disparaissent dans les effets de peinture. Au même instant, des éclairs de couleur abstraits jaillissent sur la toile, créant un effet semblable au bruit d’un écran de télévision en couleur. Les portraits obtenus sont imprégnés d’un sens aigu d’indétermination, saisissant en même temps la fluidité de notre existence et la notion de souvenir. C’est comme s’il peignait le passé au présent dans un spectre de couleurs vives. Pour Jérôme Lagarrigue, « La mémoire est au centre de tout » v : brumeuse, trompeuse et imparfaite, c’est elle qui guide notre expérience dans le monde qui nous entoure.

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En me rendant plusieurs fois dans l’atelier de Jérôme Lagarrigue dans le quartier de Red Hook à Brooklyn, j’ai été à chaque fois frappée par les deux affiches en noir et blanc qu’il a accrochés au mur. Au départ, je pensais qu’il s’agissait de photos vernaculaires de référence du début du xxe siècle, jusqu’à ce que Lagarrigue m’explique qu’elles avaient été prises lors du mariage de ses parents, en 1973. Vêtus de tenues anciennes incorporant des détails vestimentaires de l’époque victorienne, ses parents semblent surgir d’une autre époque.

Cette séquence me fait penser à La Chambre claire (Camera Lucida), un essai de Roland Barthes, inspiré d’une photo d’enfance de sa mère décédée. Malgré l’importance qu’elle revêt pour Roland Barthes, il refuse de la révéler au lecteur. « Elle n’existe que pour moi, » écrit-il. « Pour vous, elle ne serait rien d’autre qu’une photo indifférente, l’une des mille manifestations du « quelconque » ».vi Une photographie aiguise également la conscience de tout ce qui n’est plus. Roland Barthes parle de sa qualité « d’avoir été présent », et par extension, de tout ce qui cessera d’être.

Ce concept aigu du présent se tournant vers le passé fascine Jérôme Lagarrigue, qui est profondément attiré par les photos anciennes, non pas par nostalgie, mais parce qu’elles remettent en cause la clarté et la définition. Jérôme Lagarrigue, en tant que gardien de la mémoire vivante de sa famille, donne un sens à la photo de mariage de ses parents ; pour d’autres personnes, sa portée émotionnelle et son sens historique resteront certainement aussi insaisissables que toute autre forme d’imagerie.

Avec Distant Relatives, Jérôme Lagarrigue utilise des images d’inconnus pour donner vie à l’arbre généalogique d’une famille imaginaire, en partie, explique-t-il, parce que leur anonymat lui offre la liberté d’inventer une histoire. Il a aussi récemment commencé à utiliser des portraits photographiques vernaculaires d’inconnus à titre d’inspiration. Avec Two Brothers (2022), Jérôme Lagarrigue a, par exemple, assemblé deux portraits distincts, en imaginant que ces inconnus sont frères et qu’ils posent dans un intérieur. Ceci ouvre un champ narratif plus large qui autorise Jérôme Lagarrigue à explorer de nouvelles sources d’inspiration.

Sa volonté de se tourner vers des figures oubliées et abandonnées relève d’une approche profondément humaniste, une reconnaissance implicite de leur état de personnes à part entière. Des photos anonymes remontant du passé ont quelque chose d’extrêmement poignant. Elles nous mettent face à la perspective que nous aussi, nous sommes susceptibles de devenir d’obscurs spectres dans les yeux de futurs étrangers, apparentés ou non, alors que le contexte s’efface et que les générations se succèdent. Des vies vécues, des souvenirs qui s’estompent jusqu’à être oubliés, au-delà des traces ordinaires que nous laissons derrière nous.

Jérôme Lagarrigue explore ce lien identitaire, l’histoire familiale et la mémoire avec une profondeur de sentiment et de nuance remarquable, il crée de nouvelles histoires qui inspire ensuite le spectateur. Comme il le répète, il cherche par la peinture à capter « les nuances, les complexités et les mystères du passage des gens, car cela n’est pas si clair. Tout n’est pas noir ou blanc. »vii

Patrizia Koenig

Historienne de l’art
Responsable des ventes art contemporain, Phillips, New York
Septembre 2022

 

i, iii, v, vii Entretien avec Jérôme Lagarrigue, janvier 2022

ii         Francis Bacon, citation

VI        Roland Barthes, Camera Lucida

 

 


 

L’antre du gaucher

Aujourd’hui est un grand jour.

Jérôme vous a invité à l’atelier.

Cela commence par un très long couloir. Interminable.

Tous les vingt mètres vous franchissez un portique en pierre avec un grand chiffre blanc au pochoir : B1, B2, etc.

Jérôme marche d’un pas décidé. Vous trottinez derrière lui.

Un carrelage vert sombre fait résonner vos pas.

B7.

Vous êtes arrivé. Il ouvre. Vous vous glissez furtivement à sa suite.

Il referme le verrou.

Vous voilà dans l’antre du gaucher.

Deux canapés de récupération forment un angle droit. C’est l’espace que vous vous êtes assigné à vous-même. Une montagne de livres empilés sur une table basse vous isole du reste de l’atelier.

Placé ainsi vous lui ficherez une paix royale.

Tandis que Jérôme se livre à de menues tâches de routine, vous contemplez la vaste surface, les deux baies vitrées par lesquelles entre la lumière, les deux cimaises opposées, le désordre apparent, les dessertes industrielles de récup montées sur roulettes, les trépieds, les toiles. Celles qui vous regardent et celles qu’il a mises au piquet, face au mur.

À gauche, un chevalet à crémaillère se présente à vous de profil. De la toile, vous ne percevez que le rebord et sa rangée verticale de clous.

Il s’approche, se met à peindre.

Son bras gauche, perpendiculaire à la toile, exécute les figures d’une escrime mystérieuse.

C’est un colosse délicat, un costaud aux fines attaches.

Il se meut avec légèreté. Un tapis en caoutchouc noir ajouré amortit son piétinement.

Il avance vers la toile. S’en éloigne. Incline la tête. Contemple. Évalue.

Négociation : la toile lui propose. Il accepte. Ou refuse.

Respectant leur dialogue vous plongez le nez dans votre livre.

Les minutes et les heures passent.

Gentil, il vous a mis de la musique. Coltrane.

Ou bien les news. CNN.

La séance s’achève.

Sur la toile en cours vous ne direz rien. Vous vous êtes interdit tout commentaire. À moins qu’il ne l’ait sollicité.

La nuit est tombée. Tandis qu’il rince ses brosses dans un profond évier en alu vous regardez par la fenêtre.

La baie de New York.

De longues barges noires se croisent.

La torche de la Dame de la baie s’est allumée.

Rien de la danse du gaucher n’a échappé à son œil vert-de-gris.

Jean Lagarrigue
Août 2022

 


 

 

Night, Landing – 2018

Diplômé de la Rhode Island School of Design, qui lui a consacré en 2017 une importante exposition personnelle, et ancien pensionnaire de la Villa Medicis – Académie de France à Rome, Lagarrigue développe un travail qui interroge plusieurs questions profondes non seulement de l’art contemporain mais aussi de la société civile, américaine en l’occurrence, et de la place qu’elle réserve à la communauté afro-américaine.

Si l’artiste a toujours choisi la représentation humaine comme support de ses recherches plastiques, l’enjeu de sa peinture se situe bien au-delà de la figuration – vision par trop rebattue ces dernières années – pour aller creuser dans le très intime et tenter de confronter le particulier à l’universel. La majorité de ses modèles appartient à la communauté afro-américaine new-yorkaise, et vit à Brooklyn le plus souvent. L’artiste construit une galerie de portraits, le plus souvent d’inconnus, comme une taxinomie du genre humain: il s’agit autant d’observer et de caractériser la population qui l’entoure que de souligner sa place et son rôle dans la société. « Une géologie des visages comme un hommage – puissant et aimant – au genre humain », écrira le scénographe et ancien directeur de la Villa Medicis Richard Peduzzi.

Le travail de Jérôme Lagarrigue a été exposé en 2016 à la National Portrait Gallery de Londres, dans le cadre des BP Awards et est présent dans de nombreuses collections internationales telles que le Metropolitan Opera de New York.

 


 

Red Hook Sonata – 2018

Avec Red Hook Sonata, l’artiste scrute et interroge l’âme de Brooklyn, le quartier où il vit depuis sa sortie de la Villa Medicis, en 2006. Dans cette série mûrie durant trois ans, Jérôme Lagarrigue nous livre un portrait métaphorique de la ville à travers une série de portraits d’habitants ou de simples passants, anonymes ou connus.

Il représente souvent ces individus dans de très grands formats, dans un cadrage serré, débarrassés de leur apparence, presque réduits à un fragment de visage dont uniquement le regard parfois persiste. Un regard qui pense à autre chose que la pause à tenir, qui n’impose pas un ego et oublie le peintre. Un regard qui représente la personne en tant que telle au moment présent, sans artifice, uniquement absorbée dans le flux de ses pensées intérieures. Jérôme Lagarrigue capte cette part la plus intime d’un être, en suspens dans l’instant et nous la livre telle un chuchotement entre le spectateur et le modèle. Les œuvres du peintre, par sa manière si singulière de « cadrer » son sujet, invitent à la narration et offrent une suggestion où tout n’est pas donné à voir ; où l’imagination est requise pour former l’image complète.

La géologie des visages, tel est le motif central de l’œuvre de Jérôme Lagarrigue. En 2006, son exposition à l’Académie de France à Rome s’intitulait déjà Paesaggio del viso (paysage du visage). Dès 2007, la Galerie Olivier Waltman l’a suivi dans le déploiement de ce motif en lui consacrant quatre expositions personnelles, Boxing, Portraits, Brooklintimate et Closer. Que ce soit le visage d’un noir ou d’un blanc, d’un boxer ou d’un mannequin, un autoportrait ou une anonyme rencontrée dans un café, peu importe, ce que nous voyons échappe aux limites de l’identité. Et vise l’intime comme l’universel.

 


 

Jérôme Lagarrigue interviewed by Federico Nicolao – October-November 2006

Federico Nicolao :

Votre représentation des visages nous fait expérimenter une sorte de dépaysement par rapport aux descriptions traditionnelles d’usage en peinture : vos portraits semblent vouloir pénétrer un « ailleurs » des individus qui y sont montrés.

Jérôme Lagarrigue : 

(…) En travaillant une architecture intime comme celle d’un visage sur de très grands formats, celle-ci s’amplifie jusqu’à devenir un terrain de rencontres où je me confronte à la personne comme une architecture que, moi-même, j’ignore. (…) Sur des formats aux dimensions démesurées, ce sont les coups de pinceau, un dégradé, une torsion obtenue d’un coup de spatule, qui nous disent plus familièrement ce qui se cache derrière ce que nous avons vu des milliers de fois. Dans ce contexte spatial naît le parallèle entre une idée de visage et une idée d’architecture, comme si c’était la bonne direction pour essayer de répondre aux dilemmes avec lesquels tout peintre doit sans cesse se confronter. Comme cette vieille histoire de frontière fragile entre abstraction et figuration. ( …)Tout en observant, sur des formats si amples, la façon dont se construit un regard, un sourire, une pensée, un nez, à coups de pinceaux et de spatules, avec des énormes zones à remplir, il arrive, inconsciemment ou non, que l’on cherche aussi à attribuer des traits humains à ce qui n’en a pas.

F.N. :

La photographie (dans votre démarche) n’est qu’un point de départ…

J.L. :

Une chose que j’aime particulièrement faire est de me servir des impressions ou de leur équivalent numérique sur l’écran de mon ordinateur, pour procéder ultérieurement à une défragmentation des figures que je peins. Diviser et fragmenter le modèle original, voici un aspect qui est, depuis toujours, intéressant en peinture et que les nouvelles technologies semblent en quelque sorte encourager, en incitant à interroger plus profondément la substance de ce que l’on observe. Il y a toujours, à la base, un désir chez l’artiste de se libérer de l’exigence d’une conformité au réel mais, paradoxalement depuis près d’un siècle, ce sont des instruments tels que la photographie, le cinéma et, aujourd’hui, les vues satellitaires, qui permettent à l’auteur de déployer son regard, d’aller à la recherche de soi.

« Extrait d’une interview de l’artiste à l’occasion de son exposition » Paesaggiodelviso « 

 


Brooklintimate – 2009

C’est une pénétration de l’intimité, crue comme le sexe, douce comme l’amour.
C’est un braqueur, un chasseur, un pourchasseur tenace du réel là où il se dérobe.
C’est un homme casquette dont l’oreille cannibale vous aspire dans un gouffre noir, profond et vous fixe comme un œil au fond de la nuit.
C’est un va et vient entre le petit et le grand. Un voyage tonique dans la disproportion.
C’est un dépotoir où sous la bave blanche et le pus jaune de la décomposition vous trouverez peut-être des yeux, des oreilles ou des bouts de doigt coupés.
C’est la démesure devenue passion.
C’est s’observer soi pour découvrir l’autre.
C’est observer l’autre pour se comprendre soi.
C’est une femme assise si elle n’était en mouvement. Une femme silencieuse si elle ne parlait pas, les jambes croisées hautes dans le bleu des choses.
C’est Rome, toujours là, et Balthus au fond d’un jardin.
C’est une façon d’avancer et de reculer. Une oscillation contre la proximité et l’éloignement. Un mouvement incessant pour savoir ce que veut dire un corps.
C’est un coup de spatule qui fera un nez ou le début d’un sourire.
Ce sont des espaces vides pour que d’autres soient pleins.
Ce sont des traces de couleurs vives pour que la matière transpire.
C’est la disparité devenue ludique.
Ce sont des dégoulinades venues de la pression des chairs, du poids des muscles, de la densité du derme.
C’est l’émeraude d’un œil immobile dans le rose du couchant qui capture le vivant de ses cils noirs, érectiles comme des filets.
C’est une odeur de café dans les brumes du matin.
C’est la toile de lin qui appelle l’huile pour la transparence.
C’est un regard qui se construit pour donner un sens au visage que l’oreille verte n’a pas voulu donner.
C’est la permission, pour qui veut le rejoindre, d’entrer sans violence par le bas du tableau.
C’est l’écho familier d’un souffleur de verre.
C’est un visage si doux, si fondamentalement livré à vous qu’il dit tout et cependant rien de l’humanité.
C’est l’aspiration d’un géant tirant sur son plaisir et l’expiration infime de la mélancolie.
C’est fragmenter pour montrer le tout.
Ce sont deux jambes, deux bras, deux pieds, deux mains. Un entrelacs de membres qui parlent mieux qu’un regard.
C’est un noir, c’est un blanc, le choc des contraires, sans la contrariété.
C’est un bison dans des chaussons de danse.
C’est Brooklintimate.
C’est Jérôme Lagarrigue.

Noëlle Châtelet, préface du catalogue Brooklintimate
Paris, 2009

 


Boxing – 2007

Jérôme Lagarrigue semble révéler, dès le premier abord, entièrement sa nature, à la fois infiniment complexe et infiniment simple. Ses racines sont composites : il est français, et américain ; son éducation et son cœur se promènent entre deux continents; sa sensibilité artistique il la doit à son père, Jean Lagarrigue, influencée par le travail de ce dernier, un passage de flambeau s’est installé entre les deux hommes; à son tour il semble influencer son père ; comme Jean, il est fasciné par le regard des hommes; dans sa peinture tout devient humain, les murs du Colisée semblent, tel le monde, tourner et se déplacer sur eux-mêmes.
Comme un funambule, il cherche constamment l’équilibre et le trait d’union entre ces différentes origines qui tour à tour s’emparent de lui, comme dans une danse, qui ressemblerait à un swing ou à un Be Bop, qu’il porte en soi, tant dans sa manière de voir, de se déplacer et de parler, tant dans sa façon d’observer, de peindre et de représenter le monde. Peut-être est-ce ce rythme interne qui le guide, qui réunit et harmonise les différents tempéraments de son âme, les différents points de vue qui animent son regard et recompose cette identité bariolée qui, loin d’être artificieuse et affectée, se révèle à nos yeux simple, naturelle, spontanée.
Les tableaux que Jérôme a réalisés lors de son séjour à la Villa Médicis, en 2006, étaient le fruit d’une étude du visage humain et du regard, en particulier, en relation avec l’architecture et la géographie du paysage urbain ; il a rôdé dans la ville de Rome et sur le visage des romains, les a apprivoisés de ses mouvances hypnotiques, en a fait des portraits.
La Villa et la Ville semblaient être pour lui une sorte de laboratoire vivant, une source constante d’inspiration, de création et de liberté d’expression. Le résultat était surprenant. Il s’agissait de portraits et de paysages réalisés en grand format, à l’intérieur desquels il était possible discerner de nombreux autres tableaux, représentant chacun une parcelle du tableau d’ensemble, et chacun effectué selon une perspective particulière : par ici domine la lumière , ou une ombre, par là ressort un relief, ou une couleur, l’un est flou, l’autre contrasté, … il semble vouloir rassembler chaque possibilité en une seule solution, approcher et reculer constamment du sujet pour le cerner entièrement, chercher le tout dans le détail et le détail dans le tout, l’affronter presque physiquement pour le posséder, tout en maintenant ferme le contact du regard, point de départ et feu crucial, comme dans une danse ou même – et justement – un combat. Jamais baisser la garde, jamais détourner les yeux, suivre et étudier les mouvements de chaque centimètre du corps de l’adversaire pour en deviner les pensées, les émotions, les points faibles ainsi que la force. Telle est, peut-être, l’origine de la nouvelle série de tableaux, qu’il présente à l’occasion de cette exposition parisienne. C’est un peu comme si sa recherche, qui lors de sa permanence à la Villa semblait encore en phase de fouille, se dirigeant vers différents points, à la fois d’attraction et de repère, avait enfin trouvé une issue, une cible plus définie.
En effet, il semble ici avoir pris du recul par rapport au cœur de l’action, il ne se situe plus lui-même à l’intérieur du combat. Sa perspective a changé: il observe cette fois le mouvement en tant que spectateur – mais un spectateur parfois invisible et privilégié qui aurait accès aux moments et aux mouvements les plus cachés et intimes, qui aurait droit à une vision plus rapprochée du sujet – ; il scrute les croisements des regards, devine et transcrit les pauses de respiration, la variation de chaleur émanant des corps, ainsi que les sentiments qui les animent. Encore une fois on y retrouve une volonté de pénétrer l’espace de la toile et de le rendre accessible et dynamique à la fois, comme si l’image ne suffisait pas à elle seule pour satisfaire son désir de compréhension et de représentation, comme s’il voulait intégrer à la discipline de la peinture d’autres possibilités, relevant du théâtre et du cinéma. On est sans cesse pénétrés par sa passion intense, presque violente, par les traits des visages et des épaules, par sa touche et sa facture et par le choix de ses couleurs ainsi que par la façon si singulière qu’il a de « cadrer » ses sujets, extrêmement directe, souvent crue et brutale.
Et en même temps, on voit jaillir de ses peintures tendresse et bonté, sentiments qui lui ressemblent.. Dans son regard, une curiosité étonnée et sincère, une attention et un respect très particuliers pour ce et ceux qu’il peint ; loin de vouloir nous renvoyer l’animalité bruyante du corps à corps, il nous en transmet une image épurée et silencieuse, semblable au souvenir que l’on garde d’un rêve: le détail d’un œil blessé par ici, le blanc de la serviette contre une nuque noire par là, la danse de deux âmes qui s’affrontent dans l’obscurité, pantelants et tendus, accrochés l’un à l’autre, l’un contre l’autre. Le jours où il a présenté son travail au concours pour devenir pensionnaire à l’Académie de France à Rome, Jérôme était souriant ; il émanait de lui une énergie physique, puissante et légère, la même que l’on retrouve chez les musiciens de jazz, les danseurs, ou les boxeurs.

Texte de Richard Peduzzi et Cecilia Trombadori, Villa Médicis, Rome