POINT DE VUE


 

Héritage du sensationnisme

 

« RIEN NE ME RETIENT, je ne m’attache à rien, je n’appartiens à rien,

Toutes les sensations s’emparent de moi mais aucune ne reste.

Je suis plus varié qu’une multitude de hasard,

Je suis plus divers qu’un univers spontané,

Toutes les époques m’appartiennent un instant,

Toutes les âmes un moment ont trouvé leur place en moi.

Fluide des intuitions, fleuve des suppositions – mais,

Toujours vagues successives,

Toujours la mer – ne se reconnaissant plus

Toujours se séparant du fleuve, indéfiniment. »

 

Fernando Pessoa

En empruntant un vers à Fernando Pessoa pour donner un titre à son exposition, Joseph Dadoune nous invite à inscrire sa démarche artistique dans celle du sensationnisme, mouvement littéraire créé par le poète portugais.

Selon Pessoa :

 L’art, en somme, est l’expression harmonieuse de la conscience que nous avons de nos sensations, autrement dit nos sensations doivent être exprimées de telle sorte qu’elles créent un objet qui deviendra pour les autres une sensation[1]

En d’autres termes, le poème est cet objet qui médiatise la sensation de l’auteur à celle du lecteur. Cette volonté de faire passer la sensation dans le texte, de mettre dans l’écrit une part de vivant, s’observe également dans l’œuvre de Joseph Dadoune.

Dès l’entrée, la vigueur et le dynamisme du trait des dessins de la série « Fleurs/camouflages, périphérie » (2023) donnent corps à des végétaux. Ces derniers, noircis au charbon de bois, semblent pétrifiés, voire calcinés, donnant plus volontiers la sensation d’un corps mort que d’une vigoureuse broussaille.

La végétation des « Nostalgies nocturnes » (2024) s’avère quant à elle surgir des ténèbres. Leur présence, quasi fantomatique provoque aussi bien le ravissement que l’étrangeté. Face à elles, notre perception est mise à l’épreuve. La superposition des plans fait s’entremêler les éléments végétaux leur conférant ainsi une dimension spectrale.

A contrario, la lumière rayonnante émanant des « Gold Box inside a square » (2024) réchauffe nos sens. La radicalité abstraite de ces peintures et le symbolisme de leur couleur or les dotent d’une dimension quasi mystique. En cela, elles ne sont pas sans lien avec les icônes russes. Et dans le même temps, leur qualité matiériste leur confère une sensibilité dont sont trop souvent dénués les tableaux suprématistes.

Le recours à la dimension symbolique de la couleur est également présent dans l’ensemble des peintures vermillon et rouge grenat. Dans l’épaisseur de la matière apparaissent des tiges de végétaux qui oscillent entre épines de rose et celles des fils de fer. La délicatesse supposée de la fleur, ici qualifiée « La fleur vorace » (2023), est battue en brèche au profit d’une version menaçante, voire carnivore. Selon une interprétation très genrée, la fleur est volontiers associée à la féminité, ce qui pourrait nous conduire à voir en ces corps femmes-fleurs, une intention quasi guerrière. Car si le rouge peut évoquer le sang, il est aussi ici symbole de résistance. Ce corps rougeoyant même blessé est un corps vivant. Ces peintures s’inscrivent ainsi dans la volonté de Fernando Pessoa de faire du poème un être vivant, un objet charnel, corporel.

Enfin, l’ensemble « Nées des cendres, Nées du soleil » (2024) issu de la série des « Goudrons » initiée par Joseph Dadoune en 2013, nous renvoie aux fleurs calcinées de l’entrée. Ici, elles évoquent, à la différence des premières, la prodigieuse capacité de résilience de la nature – ce qui renaît des cendres. Des profondeurs de l’épaisse pâte de goudron émergent ici et là des fleurs qui nous interpellent : « you », « me », clamant ainsi leur puissant désir d’existence.

Des visages se glissent parmi elles, que l’artiste nomme les « masques éternels » renvoyant à la volonté de Fernando Pessoa de faire du poème « une personne, un être humain vivant »[2], même si chez Joseph Dadoune le corps vivant est aussi bien végétal qu’humain.

Des « Masques éternels » aux « Nostalgies nocturnes » en passant par les « Fleurs/camouflages, périphérie », les sensations médiatisées par celles-ci s’inscrivent durablement dans l’œuvre. Elles font le gage que les sensations de l’artiste demeurent bien vivantes à travers l’œuvre.

 

Demain tous ces mots en lesquels je t’aime

Seront vivants, toi morte

Corps, tu étais en vie pour ne plus l’être

Si belle ! Seuls demeurent ces vers [3]

 

Élodie Antoine, critique d’art

Paris, février 2025

 

[1] Lettre de Fernando Pessoa adressée à José Blanco, cité dans BLANCO, José, Pessoa en personne, lettres et documents, Vesoul, La Différence, 1986, p. 189.

[2] Pessoa cité dans BLANCO, 1986, p. 190.

[3] Fernando Pessoa, Poèmes païens, Paris, Christian Bourgois, 1989, p. 277.