ARTIST STATEMENT


Capnomancie
nom féminin, divination d’après l’étude de la fumée, de ses formes et ses couleurs

J’avais en tête une phrase d’Ernest Renan « ce qu’on dit de soi est toujours poésie », et je suis retournée marcher dans les feuilles, au milieu des arbres centenaires.
Après ma série Chimère, je sentais que j’avais encore à explorer dans cette forêt.
Comme si elle était le lieu de rencontre avec soi-même, un lieu de transition vers un autre état.
Dans les contes, la forêt se présente comme un espace où les perceptions se confondent, révélant certaines dimensions cachées du temps et de la conscience.
C’était comme une évidence qu’elle serait une fois encore ma chambre d’expérimentation, mon atelier infini.

Cette série serait une histoire racontée à partir de souvenirs.
Ton histoire, mon histoire, notre histoire.

J’ai proposé à chaque personne un voyage dans l’intimité de sa mémoire, à la conquête d’un souvenir immense, unique, précieux.
Ils sont venus, face à mon objectif, m’offrir le souvenir d’un instant et j’ai vu se reformer devant moi, à travers les fumées éphémères, les fantômes du passé, les illusions de l’avenir.

C’est une histoire. Une histoire qui parle d’enfance, d’origine, de solitude, de voyage, de frontière, de rêves, de mariage, de naissance, d’infini, d’absence, de mort,…
C’est une grande histoire. L’histoire de la vie.

Linda Tuloup


POINT DE VUE


Le regard de Yannick Haenel, écrivain

Quelque chose m’a sauté aux yeux la première fois que j’ai vu une photographie de Linda Tuloup accrochée à un mur (était-ce dans une galerie ou un appartement, peu importe) : c’est la question de la clairière.

Le désir, paraît-il, serait obscur ; chez elle, au contraire, il possède une évidence qui l’illumine au cœur de sa propre limpidité. La clairière, c’est l’autre nom de l’éclaircie.

Dans les photographies de Linda Tuloup, il y a une forêt qui s’ouvre ; la nudité se place là, dans l’éclaircie de la clairière, et les voiles qui sont tendus entre les arbres et les corps (tissus, fumées, masques) redisent l’histoire immémoriale du désir qui s’offre en se dérobant.

C’est une scène originaire, et c’est assez fou de la voir se mettre en scène aujourd’hui, avec la matité en noir et blanc, comme si nous étions dans l’après-midi du monde. Je dis après-midi, et pas matin, parce qu’il me semble qu’à l’instant où Linda Tuloup appuie sur le déclencheur, les humains ont déjà été expulsés du paradis, la séparation a eu lieu, nous sommes après, dans un souffle suspendu.

Il me semble que dans ce monde photographique la différence sexuelle est vraiment à l’oeuvre : elle brouille à la fois les rapports et les clarifie : il n’y a pas d’hommes dans ses photos.

La forêt est féminine, gorgée de reflets, avec une femme qui photographie (qui guette, chasse, désire) et une femme qui est photographiée (parfois, c’est la même). Ce monde féminin, peuplée d’animaux, est violemment adressé aux hommes.

Et puis j’aime que dans les photographies de Linda Tuloup le désir ne soit pas lié à la mort. Trouver cet endroit où l’on désire sans en mourir, c’est ma quête.

Voilà, je tourne autour de cette scène dans mes livres, je pense tout le temps à la nudité des femmes et au regard sur elles des hommes. J’écris pour ajuster ce regard — pour le rendre juste. Pour mieux voir aussi. Pour aimer mieux. Alors le monde de Linda Tuloup m’a attiré ; écrire non pas sur mais avec ses photographies m’a semblé une évidence. À mon tour, grâce à elles, je devenais limpide.

Linda Tuloup m’a montré une série d’images, et j’ai vu un chemin qui s’inventait entre elles, un sentier qui menait à la clairière. Je me suis laissé inviter, les phrases se sont écrites ainsi, à travers le jeu de l’attirance. J’ai écrit ainsi un petit récit érotique, l’histoire d’un homme qui rôde en lisière du bois, et qui entre pour mieux voir.

Yannick Haenel

 


Le regard de Benoit Rivero, éditeur photo chez Acte Sud

Autoportrait : c’est Hippolyte Bayard qui a commencé. En 1840, mortifié de ne pas avoir été reconnu comme l’inventeur de la photographie, il choisit de se représenter en noyé et d’annoncer post mortem son faux suicide. Sait-il alors que par ce dispositif inaugural, par cette mise en scène proprement géniale, il installe pour longtemps la photographie dans le registre référentiel qui marquera toute son histoire : relation à la vérité, relation à l’identité, relation à la mort ?
Plus troublant encore, ce précoce Autoportrait en noyé est déjà un nu.
Cent soixante-dix ans plus tard, la Chambre rose de Linda Tuloup assigne subtilement à la chambre noire la même charge autofictionnelle. Offrir l’image de soi qui s’offre.
Icône de pleine vie contre image de fausse mort. Vérité nue. Qui opère ? Qui regarde ? Et ce mot qui dit simplement « Attends ».

 


La chambre rose de Linda Tuloup

Toutes les chambres se ressemblent, mais celle-ci est rose, comme un grand théâtre, un bordel de mots et de désirs. Toutes les chambres se ressemblent, mais celle-ci est sans cesse traversée d’un couteau de lumière. Cette chambre rose où nous mène Linda Tuloup, cette chambre, ce chant, avec fenêtres sur corps.
Après quelle tempête, après quel naufrage, arrivons-nous, spectateurs de ces corps épuisés, échoués, roulant, se déroulant dans les lentes ondulations des draps ?
Toutes les chambres se ressemblent, tous les corps s’assemblent. Linda Tuloup, par ses mots – « viens », « maintenant », « t’es fou »… – évoque des présences, mais, jamais ne montre l’Autre : les amants, comme tous les hommes, sont des fantômes. Peut-être sont-ils absents, partis en croisade, fumer une cigarette dans la cuisine, en route pour le domicile de leur épouse ?
C’est une chambre rose, une chambre d’hôtel, une chambre pour la vie ; une chambre pour y écrire, une chambre de larmes pour se quitter et se retrouver, une chambre où les draps tantôt se glacent, tantôt se déchirent et se brûlent.

Hervé Baudat

 


Chimère de Linda Tuloup

Par brume et éclats d’aurore s’avance la chaire d’âme-animale.
Voici revenu le royaume des sorcelleries. La photographie avant d’être une mécanique est une alchimie : matière vivante, mouvante, jeux de masques et de miroirs, de fusions et putréfactions. Si seuls sur terre, nous nous ennuyons en nos villes et campagnes : les forêts sont sans mystères, on ne peut plus se faire trancher la gorge par des brigands, dévorer par hyènes et infernaux esprits. Aux jeux des illusions et des mirages, des chemins égarés et des rêves éveillés, Linda Tuloup, par ses incantations et mauvais sorts, révèle, impose, à notre quotidien une réalité divine, féline, féminine. Les Chimères sont autant de promesses de destruction que de bonheur, d’incendie et feux de joie. Elles nous rappellent ce temps où dieux, hommes, animaux, se côtoyaient, s’unissaient, copulaient, conspiraient, enfantaient. Le chant des serpents a cessé, nous avons des habits mais guère de magie. Les déesses sont au musée et la nudité n’a jamais couru les rues, sous peine d’être embarquée. Peut-être pour regarder ces apparitions faut-il bâtir un temple, se prosterner, trembler, offrir en sacrifice mauvais amis et romances de pacotilles ? Dans le tourbillon des saisons où nous mènent les Chimères ? Leur résurrection était elle souhaitable ?

Hervé Baudat