POINT DE VUE


« Michal Mráz est un peintre autodidacte. Malgré ses études au département de sculpture (l’atelier du Prof. Meliš et du Doc. Hoffstadter) à l’Académie des Beaux-Arts et du Design de Bratislava, la peinture est devenue le principal moyen de son expression artistique. Ses travaux antérieurs se sont concentrés sur un microcosme des espaces urbains, des zones urbaines abandonnées et sur des figures sombres avec un chandail à capuchon qui sont des protagonistes d’une communauté d’art de la rue et qui, cachant leur identité ainsi que des chevaliers noirs, errent dans les villes en laissant leurs messages personnels sous la forme de tags ou de graffitis.

Dans sa pratique, Mráz mêle intelligemment le monde de la culture de la rue et du grand art. Cette approche se reflète également dans sa technique – une combinaison de peinture à l’huile traditionnelle et acrylique aux pochoirs. Son travail est formellement et thématiquement hybride, combinant souvent des éléments incongrus en un tout.

Ses œuvres les plus anciennes mais aussi les plus récentes sont caractérisées par une narration à plusieurs niveaux. L’intensité de ses tableaux réside dans l’impact simultané de l’ensemble sur l’œil du spectateur ; qui erre sans cesse d’un motif à l’autre. L’agitation, ou une sorte d’incertitude intérieure liée à une impossibilité de saisir (décoder et comprendre) une réalité saturée de bruit visuel renvoie à des thèmes présents dans la nouvelle série de peintures de Mráz : sa fascination pour la mondialisation, une société basée sur des principes du consumérisme régi par des systèmes contrôlant nos connaissances ainsi que la vie d’un individu dans la sphère publique et privée.

En outre, il s’inspire des théories du complot, qu’il mystifie davantage et utilise sa propre modification artistique et recontextualisation de motifs visuels sélectionnés pour perturber le système sur la base du contrôle financier. Son iconographie comprend différents éléments visuels tels que des photographies de journaux et de magazines (principalement le magazine LIFE), des prises de vue de films et Internet.

Mráz remixe et combine ces motifs en les adaptant à son propre compte subjectif et artistique avec une ambition de fournir un reflet critique de l’état de la société. Dans ses peintures, une critique des systèmes socio-économiques actuels, une crise financière, ainsi qu’une crise des valeurs morales, sont souvent juxtaposées à un moment similaire de l’histoire – la Grande Dépression. Néanmoins, Mráz n’a pas l’intention d’être un porteur des visions apocalyptiques.

Le scepticisme et la faiblesse existants pour changer, ou rectifier en partie le status quo, sont dans ses œuvres équilibrés avec des thèmes positifs tels que les plaisirs quotidiens des familles heureuses vivant leur rêve américain ou la nature. C’est ce dernier que l’auteur perçoit comme une catharsis, un lieu où un homme peut être purifié des aspects négatifs d’une société contrôlée.

Analogiquement à la nature de la réalité d’aujourd’hui, la complexité de l’ensemble nous empêche de capturer l’oeuvre en une pièce et il ne nous reste que des fragments partiellement décodés, qui parfois ne créent pas nécessairement un puzzle narratif significatif basé sur des principes logiques. Mais tel est le monde dans lequel nous vivons. Michal Mráz est un DJ visuel qui mélange différents motifs et genres, et transforme des histoires originales dans de nouveaux contextes souvent surprenants avec des possibilités de lecture infinies. »

Katarína Slaninová
Paris, Janvier 2021

 


Le monde désenchanté de Michal Mráz

Le travail de Michal Mráz a reçu un accueil aussi enthousiaste que prometteur ces dernières années, en particulier sur la scène artistique internationale. Bien qu‘il ait principalement étudié  la sculpture et fait ses débuts dans le domaine du Street art, son territoire de prédiléction est aujourd’hui la peinture.

A partir de 2013, l’artiste slovaque développe un travail dans lequel il fusionne des scènes de la vie quotidienne et des images à caractère plus politique, issues de l’univers de la publicité. La densité de ses compositions permet un dialogue entre la peinture ancienne et un univers contemporain, plus intime et porteur d‘une critique – souvent acerbe – de société d’aujourd’hui.

Ces images renvoient fréquemment à la vision idéalisée de la famille heureuse et épanouie : des protagonistes joyeux et souriants évoluent dans des intérieurs tantôt américains tantôt soviétiques typiques des années 1950. L’artiste pointe régulièrement du doigt des décennies durant lesquelles le seul rôle de la femme consitait à incarner la parfaite ménagère au foyer.

De ses peintures se dégage une vive critique des excès de la consommation de masse, à l’instar de ces sacs plastiques remplis de déchets qui apparaissent si souvent. L’iconographie du memento mori est également récurrente : la présence d’objets métaphoriques – crânes, bougies, boussoles et miroirs – vient rappeler au regardeur l’inexorable passage du temps. De la sorte, l’artiste confronte le spectateur à son propre mode de vie : les excès, la surconsommation et le gaspillage.

En 2019, Michal Mráz aborde un nouveau corpus d’oeuvres mettant en scène des barbecues idylliques dans lesquels s’invitent les enjeux climatiques : des jardins d’été avec leurs palmiers et parasols sont brutalement ensevellis par de fortes chutes de neige… Dans d’autres oeuvres, on trouve des architectures où le désordre et le chaos sont omniprésents, avec pour seuls sujets des personnages assis au milieu des gravats…

Telles des strates mémorielles, images fictives et photographies de l’artiste de lui-même – y compris des auto-portraits – se croisent dans l’oeuvre de Michal Mráz. Son processus créatif s’appuie sur des techniques de collage et de montage d’archives personnelles ou  d’images trouvées sur internet. Parallèlement, il crée ses propres pochoirs qu‘il applique à la bombe sur la toile, en complément de motifs peints à l’huile et recouverts de taches d’asphalte.

Michal Mráz propose une peinture de la révolte, politique et engagée. Il mélange des images souvent nostalgiques, parfois mornes et dérangeantes, laissant un souffle mystérieux et fatidique se dégager de ses représentations.

Vladimir Beskid
Historien de l’art et commissaire d‘exposition
Bratislava, mai 2021

 


Michal Mraz. La tentation du palimpseste

Au premier abord, l’œil peine à se frayer un chemin dans la toile. Non que les formes ne soient discernables, bien au contraire, ces figures sont familières. Mais c’est la profusion d’informations, la superposition de traitements, la prolifération de détails qui créent une surenchère de niveaux de lectures que le regard peine à interpréter. Puis, peu à peu, l’œil se pose, les strates se révèlent et le sens s’impose. Car la peinture de Michal Mraz est dense. Apparemment disparate dans les techniques utilisées, son oeuvre se construit dans l’accumulation de couches qui nous entraine dans une double temporalité. Celle de la réalisation et celle de la narration.

La réalisation de ses œuvres, Michal Mraz la doit, en grande partie, à la rue où il peint ses premiers pochoirs à la bombe aérosol, au début des années 2010. Il pulvérise ainsi les silhouettes encapuchonnées d’autoportraits sans visage, en noir et blanc, qui jalonnent son parcours de Bratislava, dont il est originaire, jusqu’à Berlin et Paris. De retour à l’atelier, il perpétue désormais sur ses toiles cette technique qui lui permet de convoquer l’esthétique de l’art urbain dans son oeuvre. Ses personnages actuels, construits en aplats découpés en valeurs de gris, sont redevables de ses premières figures urbaines. Vaporisés en couches fines, voire transparentes, de peinture acrylique, ils laissent entrevoir le grain de la toile. Viennent ensuite des ajouts, à la brosse ou au pinceau, de matières picturales qui donnent l’impression d’altérer cette première couche de la représentation. Rehauts de peinture à l’huile et taches d’asphalte interfèrent et corrodent la représentation mais, s’ils en freinent la lecture, ils y apportent pourtant son sens. Les altérations de l’image introduisent à une lecture distanciée de l’histoire qui nous est montrée.

Car la peinture de Michal Mraz nous raconte des histoires. Son iconographie est issue de photos en noir et blanc d’une époque révolue, celle des trente glorieuses qui, dans le monde occidental, apporta aux classes moyennes une certaine prospérité. Mais ce rêve américain, qui reposait sur la surconsommation, s’avère, cinquante ans plus tard, être un mirage. De son imagerie publicitaire suave et naïve, l’artiste nous montre les artifices en détériorant les images comme autant de pellicules photographiques corrodées. Le temps a passé, le rêve s’est évanoui, remplacé par un principe de réalité où le gaspillage et l’épuisement des ressources ont eu raison de cette société aux valeurs factices. S’inscrivant dans la tradition des artistes du Pop art et de la figuration narrative qui, en leur temps, brocardèrent cette société de consommation, Michal Mraz lui ajoute une dimension écologique et politique. Ainsi, ces scènes idylliques de barbecue au bord d’une piscine se voient-elles envahies par une tempête de neige. Mais dans ce décalage temporel qui fait le propre de son œuvre, ce changement climatique inattendu ne vient pas brouiller la fête mais s’y superposer. Ses personnages du monde d’hier continuent tranquillement à jouer aux cartes, pendre le thé et vaquer à leurs diverses occupations, dans un univers délabré qui ne les perturbe pas car il leur est postérieur. Cette distance temporelle critique prend alors une tournure politique qui permet à l’artiste d’associer les vestiges des deux utopies rivales de la fin du XXe siècle. Car la charge n’est pas seulement dirigée contre la société capitaliste mais vise aussi le régime totalitaire communiste. Aux icones américaines, Mickey Mouse ou Marylin, se juxtaposent les symboles communistes, faucille et marteau, ou encore le portrait type d’un dignitaire communiste encastré dans l’embrasure d’une porte pour surveiller ses compatriotes. Ainsi, Michal Mraz ravale-t-il au même plan les deux propagandes adverses dont il dénonce les conséquences funestes pour la planète. Dans une mise en abime qui joue sur les plans de ses toiles, l’artiste peint le délabrement de notre monde contemporain en surimpression des images d’une société qui en est la cause. Scènes de genre modernes aux allures de vanités, sa peinture nous parle du temps qui annihile et, partant, de l’effondrement de notre monde contemporain. Ses personnages aux allures spectrales évoquent la mémoire de lieux aujourd’hui sinistrés, comme le souvenir de jours heureux. En invitant cette iconographie de journaux et magazines anciens, qu’il détourne en y glissant parfois son autoportrait, Michal Mraz fait montre d’une certaine nostalgie, celle de son enfance. Là se rejoignent l’intime et l’universel, souvenirs personnels et critique du monde contemporain, avec comme décor des décombres. Cet attrait pour la ruine n’est pas sans en évoquer celui qu’éprouvent les artistes urbains pour l’urbex, cette pratique consistant à peindre dans des lieux abandonnés et délabrés. Car, omniprésent, l’appareillage des murs est toujours visible dans la peinture de Michal Mraz, comme constitutif de son œuvre. Comme si le mur, son premier support, continuait à le hanter, souvenir d’un passé qui refait surface.

Cyrille Gouyette
Historien de l’art
Paris, mai 2021