POINT DE VUE


 

Un voyage à travers le bois et l’émerveillement

Julija Palmeirao, commissaire d’exposition, critique d’art et membre de l’Association Internationale des Critiques d’Art (AICA).

La Chambre d’enfant de Mykolas Sauka nous plonge dans un univers fascinant et troublant, qui explore les intrications de l’existence humaine et du monde environnant. Si un voile de pureté semble envelopper les œuvres exposées, les corps énigmatiques et parfois déformés captent le regard et laissent se confronter des sentiments contraires : sécurité et étrangeté, insouciance et inquiétude. Derrière ce titre innocent se cache un monde loin d’être idyllique et ce contraste est au cœur de la démarche artistique de Mykolas Sauka. Il explore les dichotomies : beauté et laideur, pureté et corruption, création et destruction, tradition et innovation. Chaque sculpture devient un microcosme de l’expérience humaine, résonnant avec des récits de vulnérabilité, de résilience et du temps qui passe. En se promenant au milieu des sculptures, nous confrontons nos peurs et bizarreries, et réalisons que notre subconscient accepte parfois l’étrangeté comme une fatalité.

Mykolas Sauka insuffle la vie dans le bois par un processus artisanal ancien, et mêle héritage et contemporanéité. Inspiré par l’art religieux, il utilise des techniques ancestrales de sculpture sur bois, qui reprennent les traditions des sculptures votives. Documentés dans l’histoire de l’Église depuis le ve siècle, ces offrandes votives étaient généralement fabriquées à partir de métaux précieux et prenaient la forme de parties du corps humain – embryons, jambes, mains, yeux, etc. Ils étaient souvent fixés à des images vénérées telles que des peintures miraculeuses, des statues, des autels ou des reliquaires. Utilisées pour exprimer la gratitude après une guérison ou une catastrophe évitée, la forme des effigies votives correspondait à la grâce recherchée ou reçue de Dieu : un œil pour une vue guérie, des jambes pour un voyage sûr, des cœurs pour des questions d’amour.

Les sculptures de Mykolas Sauka sont ascétiques, brutes, sans fioritures, et offrent une interprétation volontiers austère du « rituel du sacrifice ». Contrairement aux anciens usages, ses œuvres reflètent une société en constante évolution, où les artistes repoussent les frontières de la tradition mais préservent son essence fondamentale. Mykolas Sauka explore les thèmes de la déformation, de la mutilation et de la transformation, mêlant altérations corporelles volontaires (pratique des « pieds de lotus » en Chine) et involontaires (changements congénitaux et transformations). Il évoque ainsi la cruauté humaine et la sainteté des parties du corps vénérées.

C’est par la sculpture sur bois, pratiquée depuis des millénaires et dans de nombreuses cultures à travers le monde, que Mykolas Sauka décide de s’exprimer. Dans l’Antiquité, le bois était un matériau abondant et accessible, utilisé pour tous types d’objets (profanes ou religieux) ; au Moyen Âge et à la Renaissance, l’artisanat du bois était étroitement lié à la production d’œuvres religieuses. Dans les coutumes africaines, océaniennes, amérindiennes et dans la culture païenne (la Lituanie est le dernier état païen et le dernier pays d’Europe à avoir été christianisé à la fin du xive siècle) les sculptures sur bois sont souvent utilisées pendant les cérémonies pour représenter des divinités, des ancêtres ou des esprits protecteurs. L’utilisation du bois est donc un choix délibéré pour l’artiste, enraciné dans sa signification historique et son symbolisme culturel : symbole de renouveau et de connexion spirituelle. C’est ainsi que naît le leitmotiv de Mykolas Sauka, un angelo baroque, chargé de récits personnels qui aborde des questions de mémoires collectives et de patrimoine culturel.

Mais l’artiste cherche cependant à aller au-delà de ces traditions ancestrales pour embrasser l’avant-garde. Ses sculptures contemporaines défient les notions conventionnelles et perturbent l’intégrité corporelle ; elles invitent à réfléchir sur la fluidité et l’impermanence de l’identité. Ses œuvres – imprégnées de commentaires sociaux et de questions philosophiques – transcendent l’esthétique pour transformer ses sculptures en dialogues sur les complexités de l’existence moderne. Il met au défi les spectateurs de confronter la fragilité et la résilience du corps humain. Par des formes physiques imposantes, il pose des questions métaphysiques et existentielles. Ses sculptures incitent à réfléchir sur l’éthique de la modification corporelle, les limites de la représentation esthétique et les implications morales de la créativité humaine. Elles servent de pont entre passé et présent, tradition et innovation, et offrent une exploration nuancée de l’intervention humaine dans les processus naturels.

Par le biais de ses personnages – énigmatiques et troublants –, l’artiste ne critique pas directement la religion ou l’intervention humaine. Au contraire, il questionne la représentation du corps, sa beauté et sa laideur. Son travail crée un espace dépourvu de narration claire, où esthétique et horreur s’entrelacent. L’artiste invite le spectateur à naviguer dans un monde ambigu.

Avec La Chambre d’enfant, Mykolas Sauka considère la création artistique comme un jeu – complexe, plein de mystères, de plaisirs et de secrets. Cette salle de jeu métaphorique devient le reflet de l’existence humaine, un lieu où innocence et ténèbres se mélangent, où chaque sculpture raconte une histoire sans mots mais chargée de sens et de questions sur notre humanité. C’est une exposition profonde qui se présente comme un témoignage du pouvoir durable de l’art à provoquer, défier et inspirer. L’artiste cherche constamment à nous confronter à des questions intemporelles telles que l’identité, la moralité, le destin, la souffrance et donc l’existence elle-même.