POINTS DE VUE


La série Hotel se présente tout d’abord comme un hommage de l’artiste à deux figures importantes de la scène culturelle israélienne des années 1950 :  l’architecte Abba Elchanani et le photographe David Serry.

Considéré comme l’un des architectes les plus importants en Israël, Abba Elchanani (1818-2008) fut en charge de la construction de nombreux bâtiments entre les années 1966 et 1992 (la résidence d’Etat du Président par exemple). En 1948, Elchanani se voit commander la construction d’un immeuble dans la banlieue de Givatayim, près de Tel Aviv : c’était à la fois un immeuble de rapport et un hôtel des couples venaient secrètement se retrouver.

Le photographe David Serry (1913-1981), quant à lui, était photographe. Passionné par les sites historiques et la vie urbaine israélienne, il fut notamment connu pour ses portraits d’anonymes, avec lesquels il a su poser un regard quasi-anthropologique sur la société de son époque.
À sa mort, son fils Shlomo fit la découverte dans le grenier de la maison familiale d’une importante collection de négatifs appartenant à son père. Convaincu de leur qualité et de l’intérêt sociologique que ces images avaient à offrir, Shlomo entreprit un important travail de conservation et d’archivage et donna à Tali Amitai-Tabib le libre accès à cet immense fond photographique.

Dès cet instant, celle-ci a cherché à donner une seconde vie, non seulement à ces négatifs mais également à l’histoire de cet immeuble et aux résidents qui l’occupaient. Il constitue, à ses yeux, une métaphore puissante de la vie Tel-avivienne, faite d’une pluralité d’origines ethniques, de catégories sociales et de mœurs aujourd’hui largement acceptées.

Par le procédé du photo-montage, déjà employé dans ses précédentes séries Trudl et To Discover America, l’artiste a intégré des personnages photographiés par David Serry dans les prises de vues qu’elle a elle-même réalisées à l’intérieur de l’immeuble en 2021. Ces personnages, anonymes, ne se connaissaient pas nécessairement et n’avaient a priori rien en commun si ce n’est une certaine volonté de célébrer la vie et de connaître des instants de liberté que la société de l’époque ne tolérait pas.

Entre documentaire et la fiction, l’artiste poursuit son exploration de la société israélienne, telle qu’elle s’est construite, entre défis, paradoxes, poids de l’Histoire et soif de modernité…

Olivier Waltman
Paris, octobre 2022

 


To Discover America – 2016-2019

Dans la série To Discover America, Tali Amitai-Tabib puise dans les archives de l’histoire de la photographie américaine en s’attardant particulièrement sur la représentation de la femme au sein de l’image. L’artiste a longuement étudié les photographes des années 1930 aux années 1950 tels que Dorothea Lange, Arthur Rothstein, Ben Shahn ou encore Jack Delano. Quatre années de travail ont été nécessaires pour aboutir à cet ensemble dans lequel Tali Amitai-Tabib interroge, d’un point de vue strictement féminin, la notion de conquête de nouveaux territoires, comme métaphore d’un cheminement intérieur.

Elle garde une large place à la subjectivité et commente : « Je veux raconter une histoire, je ne suis pas obligée de dire la vérité ». L’artiste part d’une histoire ou d’un événement contemporain et en présente sa propre vision à travers la technique du montage photographique.

To Discover America s’attarde principalement sur les femmes des années 30 aux années 50 que l’artiste intègre dans des paysages souvent déserts et parfois sombres. L’ambiance de l’image porte une certaine inquiétude ; elles apparaissent seules, et semblent devoir affronter les multiples dangers du monde.

Olivier Waltman
Paris, 2019

 


Série Trudl – 2014-2015

Avec Trudl, l’artiste israélienne aborde non seulement des thèmes personnels, tels que son histoire, sa vie familiale et privée, mais elle questionne également le lien complexe et étroit existant entre mémoire et fiction. Ce projet, fruit de cinq années de recherches, prend la forme d’une installation photographique et littéraire.

Trudl était une cousine de la mère de l’artiste, qu’elle n’a jamais connue et dont la famille fut forcée de quitter l’Allemagne au début de la seconde guerre mondiale. Elle trouva refuge en Angleterre, où elle rêva de devenir photographe.

L’artiste, intriguée par le destin particulier de cette parente, rencontra la descendante directe de Trudl, Patricia R, qui vit actuellement dans le Surrey. Cette dernière l’aida dans ses recherches et, ensemble, elles découvrirent qui était Trudl. Tali Amitai-Tabib entreprit alors un voyage en Grande Bretagne et  se rendit sur les lieux où Trudl avait vécu, travaillé et élevé sa fille. Cette série photographique retrace soixante ans de la vie de cette femme.

En réalité, Trudl n’a jamais réalisé son rêve de devenir photographe. De ce fait, cette série photographique est une fiction : elle montre ce qu’auraient pu être les photos prises par Trudl, et, par extension, ce à quoi aurait pu ressembler sa vie.

Tali Amitai-Tabib – une parente – entraîne le spectateur dans une introspection, où réalité et fantasme se mêlent et où l’imagination dessine une potentielle réalité.

Tali Amitai-Tabib
Tel Aviv, 2015

 


Série Lomo – 2011

Dans sa forme, la Série Lomo est une succession de clichés pris sur plusieurs années aux hasards des lieux (Tel-Aviv, Vienne…), des rencontres, des instants. L’artiste nous invite à feuilleter son carnet de souvenirs, sans commentaires, sans indications, juste au fil de ses émotions.

Son appareil photo de marque « Lomo » est un petit outil simple et facile à transporter. Sa simplicité est sa force car il se tient toujours à portée de main. Tali Amitai-Tabib est une véritable « Lomo-Trotteuse », elle ne s’en sépare jamais dans ses voyages pour pouvoir saisir sur l’instant, presque sans a priori, sans y réfléchir, un visage ou un paysage des plus intime.

Comme une image rêvée, le Lomo contrefait la lumière. En effet, toutes les photos ont la caractéristique d’avoir un halo de lumière qui enserre le sujet, créant ainsi une autre lumière, presque irréelle, comme extraite d’un songe.

Tali Amitai-Tabib
Tel Aviv, 2011

 


Série Concert Halls – 2008-2009

La musique a toujours joué un rôle crucial dans ma vie de femme et d’artiste. Vienne était une destination incontournable pour moi, au sens où elle revêtait une double portée symbolique : capitale mondiale de la musique aux XVIIIème et XIXème siècles, elle est toujours aujourd’hui une ville où la musique se « fait », se joue, s’interprète. En ce sens, elle m’est apparue comme une passerelle culturelle emblématique entre les siècles, entre ce qui y a été composé et ce qui peut être écouté tous les soirs dans ses nombreuses salles de concert.

Pour la première fois dans le cycle des Cultural Stations, je me suis laissée photographier des personnages : des musiciens un jour de répétition. Le caractère éminemment vivant de la musique à Vienne aujourd’hui ne me donnait quasiment pas d’autre choix. 

Sur un plan plus formel, l’exemple d’un piano posé sur la scène d’un théâtre vide m’a permis de pousser plus avant cette recherche plastique sur la question de l’espace immense qui se remplit de la présence d’un objet aux proportions bien plus infimes. Ce vide n’en était pas un ; la lumière, les sons et la projection mentale du spectateur de chaque photographie trouveront peut-être à s’amarrer aux perspectives et aux géométries rigoureuses de ces architectures.

Tali Amitai-Tabib
Tel Aviv, 2009

 


Série The author’s space – 2007
Bureaux d’écrivains et poètes israéliens.

Nous lisons des livres sans être jamais amenés à rencontrer leurs auteurs. Les médias nous en parlent, nous montrent une image publique et nous donnent ainsi l’illusion de les connaître. Dans le projet The author’s space, j’ai essayé de tirer leur portrait au-delà de la présence physique en photographiant leur espace le plus intime : leur bureau.

Dans mes séries sur les bibliothèques, les musées et les salles de concert, nous nous trouvons en présence d’espaces publics, façonnés tant par des architectes que par les générations successives d’œuvres exposées. Ici, l’espace est organisé par l’artiste pour son propre travail.

Un second axe de réflexion m’a paru pertinent : confronter l’intemporalité de lieux destinés à perdurer avec la vie éphémère d’un bureau qui disparaîtra en même temps l’écrivain qui l’utilise. La littérature israélienne contemporaine se produit dans ces lieux de travail et j’ai cherché à fixer dans le temps leur réalité physique, comme un moyen d’approcher le concept de l’inspiration artistique.

Tali Amitai-Tabib
Tel Aviv, 2007

 


Série Museum – 2007

Quand je suis née, Israël avait cinq ans. Presque tout ce qui se trouvait autour de moi venait à peine d’être construit. Les villes, les quartiers me paraissaient vierges de tout vécu et de toute couleur. Les habits que nous portions ressemblaient à des uniformes, tant leurs couleurs délavées n’attiraient pas le regard. Enfant, je me sentais très insatisfaite de ce que je voyais. Je n’avais encore rien connu d’autre que mon environnement le plus immédiat mais j’avais la certitude qu’il existait quelque part un monde coloré et riche de diversité.

Trente-cinq ans plus tard, j’ai entrepris un « dialogue photographique » avec différentes formes d’expression artistique envisagées dans leur espace de présentation : bibliothèques d’Oxford, musées de Florence et salles de concert de Vienne. Dans ces lieux que j’ai scrupuleusement veillé à vider, la trace de l’homme et les mouvements de la lumière apparaissent comme les métaphores du savoir et de la création.

Je vise à explorer le rapport de l’objet à l’espace qui l’entoure. Dans le cas des musées de Florence, j’ai été intéressée par cette dialectique récurrente autour de la question du beau, qui se joue entre les œuvres exposées et la magnificence de l’architecture des palais. Les salles y sont souvent très spacieuses ; certaines sont tellement remplies de sculptures et de tableaux que d’autres suscitent l’étonnement tellement elles semblent vides. Et à chaque fois, la lumière naturelle que j’ai eu l’autorisation de laisser pénétrer en ouvrant les volets, est venue apporter harmonie et sentiment de puissance à ces mises en scènes de musées. 

Tali Amitai-Tabib
Tel Aviv, 2007

 


Série libraries – 2001

Lorsqu’on évoque le terme « bibliothèque » en art contemporain, deux œuvres majeures s’imposent à l’esprit, comme des points de départs pour explorer ce thème : la bibliothèque d’Anselm Kiefer – The High Priestess : Land of The Two Rivers (1985-89) et, de Micha Ullman,  la Bibliothèque sous-terraine de la Bebelplatz à Berlin (1995). Ces œuvres sont en réalité des mémoriaux – l’un comme berceau de la civilisation mésopotamienne, l’autre comme témoignage des autodafés le 10 mai 1933. Dans les deux cas, le concept de « la bibliothèque », en tant qu’entrepôt du savoir humain, de la recherche et de la création, semble s’écrouler et ce qui demeure prétend témoigner de la vacuité du présent.
Dans ce contexte, les bibliothèques photographiées par Amitai-Tabib – musées qui portent et préservent ce que l’humanité a emmagasiné au cours de son existence, et malgré son existence – sont présentées avec une idée de la tranquillité et du bien-être. Ses bibliothèques sont vides de tout utilisateur.
Point de personnage ; seuls les aménagements prévus pour lui (une chaise déplacée qui attend son occupant ; une lampe de table) attestent qu’il n’est pas encore arrivé, à moins qu’il ne soit déjà parti. Néanmoins, la mesure de la culture humaine y est clairement palpable : les espaces sont organisés avec méticulosité, avec une symétrie bien équilibrée tandis que le maillage géométrique des allées d’étagères sans fin semble proposer un cadre à la photographie. La lumière qui revient par les fenêtres et les portes souligne avec netteté les dispositifs architecturaux. L’extérieur, pour sa part, reste presque toujours hors du champ et laisse l’idée de l’intimité voire de l’enfermement prédominer dans toutes les œuvres.
Dans presque toutes les photographies de cette série, Amitai-Tabib parvient à cacher plusieurs détails de la bibliothèque, qui se trouvent comme incorporés, absorbés par l’espace devenu à son tour un site sacré imposant le silence à qui le pénètre. Et en même temps, l’atmosphère énigmatique du lieu semble se diriger vers le dehors, mystérieux et visionnaire.
Cette oscillation entre le sentiment d’être enfermé sans possibilité de sortie et cette lumière si travaillée qu’elle suscite un infime tremblement nous est familière puisqu’elle appartient à une autre bibliothèque, considéré comme une des principales réalisations architecturales de la renaissance : la bibliothèque Médicis à Florence. Ses célèbres escaliers ont profondément influencé la conception du sublime de Mark Rothko et influencé les peintures murales qu’il avait prévues pour le restaurant « Four Seasons » du Seagram Building à New York, juste à son retour de Florence en 1959 : « après y avoir travaillé pendant quelques temps, j’ai réalisé que j’étais inconsciemment sous l’influence des murs de Michel-Ange dans la montée d’accès à la bibliothèque Médicis de Florence. Il était parvenu à atteindre cette idée que je poursuis – donner au spectateurs le sentiment qu’ils sont piégés dans une pièce dont les portes et fenêtres ont été murées, si bien que la seule chose à faire est de se taper la tête contre les murs ».

Mordechai Omer
Extrait de la préface du catalogue de l’exposition Libraries à l’université de Tel Aviv (Genia Schreiber University Art Gallery, 2001)